Avec la sortie d’une nouvelle version de Gangs Story, parue aux éditions La Manufacture de Livres, Yan Morvan et Kizo reviennent sur 50 ans d’histoire des bandes parisiennes. Des bikers aux anti-fafs, c’est une histoire alternative de la capitale qui est racontée. Une plongée sans concession dans un demi-siècle d’underground.
Le souffre et la poudre. C’est peut-être ce que nous pourrions sentir si les clichés de Yan Morvan avaient une odeur. Le photographe est tout juste revenu de Mariupol où il couvrait le conflit en Ukraine. La guerre, il la connaît. Il aura été reconnu pour ses reportages sur les lignes de front, notamment au Liban dans les années 1980. Mais d’autres guerres se mènent plus discrètement, des armées plus underground qu’une section Wagner existent : les gangs. Pendant près de 50 ans, celui qui vient d’ouvrir ses archives via un site dédié et un magazine qu’il co-produit, a suivi les bandes parisiennes au fil des tendances et des évolutions de la société française.
C’est une histoire peu connue que nous narre Gangs Story, actualisé et réédité par La Manufacture de Livres. Accompagnées par les textes percutants de Kizo, ancien membre de gang à Grigny, en Essonne, les images de Yan Morvan racontent ces groupes de jeunes, souvent déclassés, déracinés, happés par la rue et en réaction envers le mode de vie de leurs contemporains. Nous avons ici sans doute un des traits d’union entre les différentes générations présentes dans ce livre parfaitement réalisé. Ces jeunes gens, parfois très jeunes, ont décidé de tourner le dos à un monde qui les méprise, voire pire, les ignore. Protégés par le périphérique, pensent-ils, les Parisiens se faisaient une vague idée de ces banlieusards que les reportages caricaturaient sans vergogne.
Le cuir et la baston
« En 1975, je débarquais fraîchement à Paris pour faire mes études quand j’ai fait la connaissance d’un garçon boucher au look original, se souvient Yan Morvan. Il portait un blouson en similicuir, des chaussures pointues et avait les cheveux gominés et m’a dit : « Je suis un rockeur ». J’ai décidé de le photographier, c’est ainsi que tout a commencé ». De cette rencontre et de celles qui ont suivi est né le premier livre de Yan Morvan, Le Cuir et la Baston. À cette époque, les premières bandes de bikers se battent entre elles pour savoir laquelle sera officiellement affiliée aux Hell’s Angels américains et régnera sur la capitale. C’est dans ce Paris oublié que débute Gangs Story.
De ce point de départ, Yan Morvan et Kizo déroulent, sur les 220 photos de l’ouvrage, une série de portraits des différents groupes qui se sont succédé. Les motards et les rockeurs, les squats et les terrains vagues, les dalles des grands ensembles, les skinheads fachos et les anti-fafs, les Requins Vicieux ou encore les BSP (Black Sans Pitié, NDLR), tous sont passés devant l’objectif de Yan Morvan. C’est un des tours de force du photographe que d’avoir su intégrer ces groupes et d’avoir instauré une proximité que l’on ressent dans ces images. Pourtant, tout n’a pas toujours été facile. « En réalité, j’ai souvent été sur le fil du rasoir, admet-il. Quelques contacts et amitiés m’en ont peut-être préservé. Mais j’ai eu chaud plusieurs fois. Encore aujourd’hui, quelques-uns rêvent de me péter la gueule ».
Fuck la République
Nous voulons bien le croire, surtout quand il évoque sa rencontre avec Guy Georges, le tristement célèbre tueur de l’Est parisien. Un épisode sur lequel Yan Morvan est déjà revenu et qui faillit lui faire arrêter le 8e art tant les menaces qui pesaient sur lui et sa famille étaient sérieuses. Cette anecdote fait écho à la violence affichée dans certains des clichés rassemblés dans Gangs Story. Bien que nous la devinions aisément dans les postures, jamais la mise en scène ne dessert le propos. Il n’y a, de la part des auteurs du livre, aucun jugement, aucune fascination non plus. Il s’agit simplement d’un témoignage presque sociologique et historique se déroulant sur un demi-siècle. Yan Morvan en a bien conscience et il l’explique.
« Les générations de bandes présentes dans Gangs Story suivent peu ou prou les différentes vagues d’immigration, analyse-t-il. Elles sont aussi le produit des décisions économiques et sociales de la France depuis 1970. Aux Polonais venus travailler dans les mines de charbon se sont substitués les travailleurs d’Afrique du Nord qu’on a ghettoïsés dans des bidonvilles en banlieue et ainsi de suite. Après avoir vu leurs parents se tuer à la tâche pour des salaires de misère, presque réduits à l’esclavage, leurs enfants nés en France ont dit « Fuck la République », se sont regroupés en bandes selon leurs origines et ça a commencé comme ça ». Une analyse partiellement juste qui ne doit pas masquer les enjeux économiques ayant permis l’émergence de ces groupes.
Chasseurs de skins
Bien que des « gangs » existaient déjà à Paris au début du 20e siècle (citons les Apaches de Ménilmontant), ces derniers relevaient plus du crime organisé. Nous sommes, avec ce livre, dans l’ère naissante du libéralisme et de la mondialisation. Peu à peu, le hip hop remplace le rock, les membres de bandes deviennent des électrons libres. Face au chacun pour soi, certains s’organisent, mais cette fois-ci, autour d’un objectif commun : l’argent. « Les mecs voient les petits bourgeois sortir avec des filles, avoir de belles sapes, de belles voitures… Ils souhaitent leur part du gâteau. Comme on ne leur donne pas leur chance ou qu’ils ne veulent pas passer par le circuit classique dont ils sont de toute façon exclus, ils se débrouillent à leur façon ». La logique reste la même : affronter d’autres bandes pour le contrôle d’un territoire.
Mais il y a aussi une dimension politique très présente dans Gangs Story. Le début des années 1980 voit arriver, parallèlement à l’apparition du Front National, des groupes d’un genre nouveau, les skinheads. Ce mouvement prolétaire venu d’Angleterre, à l’origine pas nécessairement fasciste, revêt en France des couleurs nationalistes. À grands coups de bagarres et d’actions violentes, les skins sèment la terreur et s’imposent par la force dans les rues de Paris. Face à eux, peu de monde jusqu’à ce que d’autres jeunes, issus généralement de la gauche radicale décident de siffler la fin de la partie et se mettent à les traquer. C’est la naissance des « chasseurs de skins ». Aujourd’hui, notamment à travers les formations Anti-fafs, ce combat continue. C’est pourquoi cette nouvelle édition de Gangs Story n’est pas une redite, mais une façon réussie de prolonger une histoire alternative de Paris.
Gangs Story, éditions La Manufacture de Livres, 55€, 320 p.
© Yan Morvan