Comme par accident

08 décembre 2022   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Comme par accident

À travers des clichés réalisés dans des centres de recherche européens sur la gestion des catastrophes, le photographe français Nicolas Descottes interroge la notion de simulation comme construction d’une réalité fictionnelle. Cet article, rédigé par Alexandre Mouawad, est à retrouver dans notre dernier numéro.

Éclairer la face visible du capitalisme puis son pendant obscur : il y a quelque chose de semblable et de presque lunaire entre l’évolution des sérigraphies d’Andy Warhol et la carrière de Nicolas Descottes. Entamant ses travaux avec le diptyque Marilyn et le terminant par les voitures accidentées de sa série Death and Disaster, le mage de la Factory nous racontait le destin-déclin de la société de la marchandise et du spectacle. Qu’est-ce qui a poussé Nicolas Descottes, 53 ans, à mettre de côté ses photos de natures mortes shootées pour l’industrie du luxe ? Qu’est-ce qui a incité ce formaliste hors pair à se tourner vers ce qui, justement, échappe à tout contrôle : les catastrophes bien réelles, comme la disparition de la mer d’Aral, qu’il a documentée en 2000, ou les catastrophes simulées, comme dans le Maasvlakte, la zone industrielle du port de Rotterdam, où des explosions, des incendies et des collisions mettent chaque jour en pièces et en cendres des ersatz d’avions, d’hélicoptères, d’immeubles, de granges, de citernes ou de containers ? Ce mouvement s’explique en partie par sa fréquentation assidue des écrivains et des philosophes. Le départ de Nicolas pour le Centre mondial des catastrophes aux Pays-Bas avec pour tout moyen de transport et de logement son Renault Espace fut motivé par la lecture de cinq lignes du catalogue de Mutations, l’exposition de l’urbaniste Rem Koolhaas. « Dedans il évoque un centre qui simule des accidents, où se joue une sorte de fausse guerre entre le feu et l’humain. J’ai lu ça, j’ai trouvé ça passionnant. J’ai trouvé le contact du responsable et je m’y suis rendu. »

Il commence à nous parler de ses images crépusculaires : « Là, dans ce container, des pompiers s’entraînaient à contrer les flashovers, les retours de flammes, quand on ouvre la porte d’une pièce en feu et que l’oxygène crée un appel d’air monstrueux. Ils sont avec le feu à l’intérieur. Ce centre sert également aux flics, au personnel qui travaille sur les plateformes en haute mer. Il y a des piscines. Là, autour de cette citerne, l’idée n’est pas de se précipiter pour l’éteindre. C’est assez technique. Il faut commencer par arroser ce qui ne doit pas s’enflammer pour éviter la propagation. Mais j’ai surtout voulu montrer comment ces objets se trouvaient métamorphosés, sculptés par les flammes. Cette image-là, c’est presque un théâtre qui dégoulinerait. Ce faux avion a un côté burlesque, s’amuse- t-il. Je joue avec une ambiguïté. On ne sait pas si ce sont des décors de cinéma ou des accidents réels. Or ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est toujours trop parfait pour l’un ou imparfait pour l’autre. C’est un entre-deux. » 

Une question de fuite ?

James Graham Ballard, le maître à penser de Nicolas Descottes s’interrogeait dans sa préface à l’édition française de Crash ! : « Pouvons-nous voir dans l’accident de voiture le présage sinistre d’un mariage de cauchemar entre le sexe et la technologie ? Cette dernière va-t-elle nous fournir des moyens jusqu’ici inimaginables d’explorer notre propre psychopathologie ? Cette fixation nouvelle pour nos névroses peut-elle en quelque manière nous être bénéfique ? » Sans doute au sein des livres fétiches de l’artiste peut-on trouver une autre explication, plus psychanalytique, à ses obsessions. À moins que ce ne soit l’inverse, qu’à la source de ses recherches, il n’y ait pas tant question de quête que de fuite. Au sens où Jean Baudrillard, le prophétique auteur de Simulacres et simulation écrivait : « Dans la version baroque et apocalyptique de Crash !, la technique est déconstruction mortelle du corps […], non dans l’illusion péjorative d’une unité perdue du sujet (qui est encore l’horizon de la psychanalyse), mais dans la vision explosive d’un corps livré aux “blessures symboliques”, d’un corps confondu avec la technologie dans sa dimension de viol et de violence, dans la chirurgie sauvage et continuelle qu’elle exerce. » 

Toujours est-il que Nicolas Descottes ricane quand on évoque l’investigation des consciences et des inconsciences. Et nous rappelle que, bien souvent, dans les accidents de voiture, ce qui éclate, c’est le cocon familial, l’intimité qui est démembrée, que l’hubris mécanique du progrès a cru pouvoir précipiter à tombeau ouvert sur les autoroutes du monde entier. « Là, d’un seul coup, tout disparaît », lâche-t-il songeur. En 2015, le copilote suicidaire Andreas Lubitz précipitait un A320 chargé de 144 passagers et de six membres d’équipage contre les Alpes du Sud. En 2021, le cinéaste Stephen Loye fit de cette déflagration sur les montagnes qui l’ont vu grandir un renversant documentaire, Le Ventre de la montagne. Il nous expliquait ceci : « Il existe une communauté de fanatiques des accidents, qui viennent hanter les lieux des drames pour y glaner les débris que les autorités auront manqué de déblayer. Pour ces gens-là, le Graal est de posséder un morceau de tissu, car celui-ci conserve l’odeur du carnage. Et que chaque accident a une odeur qui lui est propre. »  

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #56, disponible ici.

 

© Nicolas Descottes

 

© Nicolas Descottes

© Nicolas Descottes

Explorez
La sélection Instagram #504 : à l'ouvrage
© mr.lyrics989 / Instagram
La sélection Instagram #504 : à l’ouvrage
Jeudi, c’est la fête des travailleur·ses. Nous leur accordons un hommage tout en image dans notre sélection Instagram de la semaine....
29 avril 2025   •  
Émeline Amétis : la possibilité d’un geste
© Émeline Amétis, Oh murmure, ta traversée est le mât de notre vaisseau
Émeline Amétis : la possibilité d’un geste
Circulation(s) – le festival du collectif Fetart à la direction artistique entièrement féminine – fête ses quinze ans cette année...
26 avril 2025   •  
Écrit par Milena III
Kyotographie : cap sur Kyoto, où l’image devient territoire
© Mao Ishikawa
Kyotographie : cap sur Kyoto, où l’image devient territoire
Direction le Japon, plus précisément Kyoto, où le festival Kyotographie, fondé en 2013 par Lucille Reyboz et Yusuke Nakanishi, explore...
25 avril 2025   •  
Écrit par Fabrice Laroche
Fotografia Europea : l'âge des possibles, entre rêves et révoltes
© Vinca Petersen
Fotografia Europea : l’âge des possibles, entre rêves et révoltes
Jusqu'au 8 juin 2025, la ville de Reggio Emilia accueille la 20e édition de Fotografia Europea, un festival qui, cette année, se penche...
24 avril 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Focus #77 : La dysmorphophobie vue par Flore Prébay
05:16
Focus #77 : La dysmorphophobie vue par Flore Prébay
Après une pause bien méritée, Focus revient, ce mois-ci, avec un épisode dédié à Flore Prébay et sa série Illusion. Un travail pictural à...
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Pôle Nord, corgis et plongeuses japonaises : nos coups de cœur photo d’avril 2025
Images issues de Midnight Sun (Collapse Books, 2025) © Aliocha Boi
Pôle Nord, corgis et plongeuses japonaises : nos coups de cœur photo d’avril 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
Il y a 6 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Issei Suda, chroniqueur d’un Japon entre deux mondes
© Issei Suda
Issei Suda, chroniqueur d’un Japon entre deux mondes
Le Centre de la photographie de Mougins présente, jusqu'au 8 juin 2025, une exposition sur le photographe japonais iconique Issei Suda.
29 avril 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
La sélection Instagram #504 : à l'ouvrage
© mr.lyrics989 / Instagram
La sélection Instagram #504 : à l’ouvrage
Jeudi, c’est la fête des travailleur·ses. Nous leur accordons un hommage tout en image dans notre sélection Instagram de la semaine....
29 avril 2025   •