À travers des clichés réalisés dans des centres de recherche européens sur la gestion des catastrophes, le photographe français Nicolas Descottes interroge la notion de simulation comme construction d’une réalité fictionnelle. Cet article, rédigé par Alexandre Mouawad, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Éclairer la face visible du capitalisme puis son pendant obscur : il y a quelque chose de semblable et de presque lunaire entre l’évolution des sérigraphies d’Andy Warhol et la carrière de Nicolas Descottes. Entamant ses travaux avec le diptyque Marilyn et le terminant par les voitures accidentées de sa série Death and Disaster, le mage de la Factory nous racontait le destin-déclin de la société de la marchandise et du spectacle. Qu’est-ce qui a poussé Nicolas Descottes, 53 ans, à mettre de côté ses photos de natures mortes shootées pour l’industrie du luxe ? Qu’est-ce qui a incité ce formaliste hors pair à se tourner vers ce qui, justement, échappe à tout contrôle : les catastrophes bien réelles, comme la disparition de la mer d’Aral, qu’il a documentée en 2000, ou les catastrophes simulées, comme dans le Maasvlakte, la zone industrielle du port de Rotterdam, où des explosions, des incendies et des collisions mettent chaque jour en pièces et en cendres des ersatz d’avions, d’hélicoptères, d’immeubles, de granges, de citernes ou de containers ? Ce mouvement s’explique en partie par sa fréquentation assidue des écrivains et des philosophes. Le départ de Nicolas pour le Centre mondial des catastrophes aux Pays-Bas avec pour tout moyen de transport et de logement son Renault Espace fut motivé par la lecture de cinq lignes du catalogue de Mutations, l’exposition de l’urbaniste Rem Koolhaas. « Dedans il évoque un centre qui simule des accidents, où se joue une sorte de fausse guerre entre le feu et l’humain. J’ai lu ça, j’ai trouvé ça passionnant. J’ai trouvé le contact du responsable et je m’y suis rendu. »
Il commence à nous parler de ses images crépusculaires : « Là, dans ce container, des pompiers s’entraînaient à contrer les flashovers, les retours de flammes, quand on ouvre la porte d’une pièce en feu et que l’oxygène crée un appel d’air monstrueux. Ils sont avec le feu à l’intérieur. Ce centre sert également aux flics, au personnel qui travaille sur les plateformes en haute mer. Il y a des piscines. Là, autour de cette citerne, l’idée n’est pas de se précipiter pour l’éteindre. C’est assez technique. Il faut commencer par arroser ce qui ne doit pas s’enflammer pour éviter la propagation. Mais j’ai surtout voulu montrer comment ces objets se trouvaient métamorphosés, sculptés par les flammes. Cette image-là, c’est presque un théâtre qui dégoulinerait. Ce faux avion a un côté burlesque, s’amuse- t-il. Je joue avec une ambiguïté. On ne sait pas si ce sont des décors de cinéma ou des accidents réels. Or ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est toujours trop parfait pour l’un ou imparfait pour l’autre. C’est un entre-deux. »
Une question de fuite ?
James Graham Ballard, le maître à penser de Nicolas Descottes s’interrogeait dans sa préface à l’édition française de Crash ! : « Pouvons-nous voir dans l’accident de voiture le présage sinistre d’un mariage de cauchemar entre le sexe et la technologie ? Cette dernière va-t-elle nous fournir des moyens jusqu’ici inimaginables d’explorer notre propre psychopathologie ? Cette fixation nouvelle pour nos névroses peut-elle en quelque manière nous être bénéfique ? » Sans doute au sein des livres fétiches de l’artiste peut-on trouver une autre explication, plus psychanalytique, à ses obsessions. À moins que ce ne soit l’inverse, qu’à la source de ses recherches, il n’y ait pas tant question de quête que de fuite. Au sens où Jean Baudrillard, le prophétique auteur de Simulacres et simulation écrivait : « Dans la version baroque et apocalyptique de Crash !, la technique est déconstruction mortelle du corps […], non dans l’illusion péjorative d’une unité perdue du sujet (qui est encore l’horizon de la psychanalyse), mais dans la vision explosive d’un corps livré aux “blessures symboliques”, d’un corps confondu avec la technologie dans sa dimension de viol et de violence, dans la chirurgie sauvage et continuelle qu’elle exerce. »
Toujours est-il que Nicolas Descottes ricane quand on évoque l’investigation des consciences et des inconsciences. Et nous rappelle que, bien souvent, dans les accidents de voiture, ce qui éclate, c’est le cocon familial, l’intimité qui est démembrée, que l’hubris mécanique du progrès a cru pouvoir précipiter à tombeau ouvert sur les autoroutes du monde entier. « Là, d’un seul coup, tout disparaît », lâche-t-il songeur. En 2015, le copilote suicidaire Andreas Lubitz précipitait un A320 chargé de 144 passagers et de six membres d’équipage contre les Alpes du Sud. En 2021, le cinéaste Stephen Loye fit de cette déflagration sur les montagnes qui l’ont vu grandir un renversant documentaire, Le Ventre de la montagne. Il nous expliquait ceci : « Il existe une communauté de fanatiques des accidents, qui viennent hanter les lieux des drames pour y glaner les débris que les autorités auront manqué de déblayer. Pour ces gens-là, le Graal est de posséder un morceau de tissu, car celui-ci conserve l’odeur du carnage. Et que chaque accident a une odeur qui lui est propre. »
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #56, disponible ici.
© Nicolas Descottes