Chaîne de montagnes chevauchant une douzaine d’États à l’est de l’Amérique du Nord, les Appalaches véhiculent souvent une image négative des États-Unis. Population blanche, pauvre et peu éduquée, victime de la récession de l’industrie du charbon, votant majoritairement pour Donald Trump… Plusieurs photographes de talent remettent en question ces stéréotypes et brossent un portrait plus authentique de ces territoires. Cet article, rédigé par Laure Andrillon, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Aujourd’hui encore, lorsque Aaron Blum raconte qu’il est originaire de Virginie- Occidentale, comme sept générations de sa famille avant lui, on lui pose de drôles de questions. Comment sont-ils, les gens là-bas ? Ont-ils encore des dents ? Portent-ils des chaussures ? Est-ce vrai qu’ils mangent les animaux écrasés qu’ils trouvent en bord de route ? Ce photographe de 35 ans est habitué aux stéréotypes qu’on associe à sa région, les Appalaches. Cette chaîne de montagnes de l’est des États-Unis a donné son nom à la zone de collines et de plateaux qui l’environne, et s’étend de l’État de New York, au nord, à celui de l’Alabama, au sud. Particulièrement prospère à l’époque où le charbon était roi, le territoire s’est progressivement dépeuplé à partir des années 1950, du fait de l’essor de la mécanisation. Bien que regroupant treize États et plus de quatre cents comtés, elle reste une entité floue, quelque peu fantasmée, à la marge du pays. C’est le backyard de la nation, le « jardin de derrière » peuplé par les hillbillies. Ce surnom, qui n’était pas une insulte à l’origine, est désormais fréquemment employé pour se moquer des « ploucs » des collines : une population majoritairement blanche, qui a la réputation d’être pauvre et peu éduquée. Depuis un an et demi, les Appalaches ont même écopé d’une appellation supplémentaire, celle de « Trump Country », parce que la région a largement voté en faveur de l’actuel président des États-Unis.
© Matt Eich
Un quotidien vu de l’intérieur
Une génération d’artistes parcourt pourtant inlassablement les routes des Appalaches pour montrer que ce territoire est plus complexe que ce que l’imagination collective en retient. Ils photographient les forêts nébuleuses, les troncs recouverts de mousse, les soirées autour d’un feu de camp. Les courses à moto, les kilomètres en pick-up, les salons de tatouage. Les jeux d’enfants dans les allées, les après-midi au bord du ruisseau et la lumière qui nimbe les voilages. Autant d’images d’un quotidien vu de l’intérieur, formant un contrepoint visuel – dans l’intime et hors événement – aux portraits traditionnels qui font des hillbillies des êtres marginalisés.
Le passé des Appalaches est lourd d’images de misère. Lorsqu’en 1964, le président Lyndon Johnson a déclaré une « guerre inconditionnelle contre la pauvreté » aux États-Unis, aucun en- droit n’a davantage été montré dans les journaux que les Appalaches. « Ces portraits de familles entières vivant en guenilles et dans la plus grande misère sont devenus la définition visuelle de la région, explique le photographe Roger May. Nous n’avons pas encore réussi à nous en débarrasser. » Fatigué de cette « représentation réduite et unidimensionnelle », il a créé en 2014, pour le 50e anniversaire de la déclaration de la « war on poverty », une plateforme de photographie contemporaine dédiée aux Appalaches, lookingatappalachia.org, ouverte aux amateurs comme aux professionnels. Roger May ne compte pas effacer les stéréotypes, mais ouvrir un dialogue à leur sujet : « Ce n’est pas qu’ils ne contiennent aucune vérité, précise-t-il. Mais ils ne sont pas toute la vérité. » Dans chacun de ses propres projets photographiques, il s’efforce de sortir du carcan des représentations auxquelles le spectateur est habitué. Dans la série Miner Pride, par exemple, il s’écarte du motif des mineurs épuisés et recouverts de suie pour montrer les autocollants qu’ils arborent sur le pare-brise de leurs voitures, exhibant ainsi fièrement leur appartenance à la profession. Dans Laid Bare, des Appalachiens dont la vie a été bouleversée par la faillite du secteur du charbon, posent nus sur les lieux abandonnés qui, jadis, florissaient. « La vallée a été violée, assène-t-il. Exploitée, puis abandonnée, altérée à jamais dans l’indifférence la plus totale. J’ai pensé qu’un corps humain dénudé pouvait donner une idée de cette vulnérabilité. »
© Roger May
Aaron Blum s’attache, lui, à rendre aux Appalaches leur part de mystère et de féerie. À travers son viseur, il part à la recherche de ce qui fait l’identité des lieux et la force d’un héritage. Le personnage principal de ses images est sans aucun doute la lumière : « Elle est unique ici, raconte-t-il. Elle dévale les montagnes, les rivières et les forêts en dessinant de longues silhouettes, des aplats de noirs et des gouttes de gris qui enveloppent le paysage. C’est comme travailler dans un studio avec tout un tas d’accessoires pour ajuster la lumière, sauf que c’est à ciel ouvert. » Ses photos sont imprégnées de délicatesse, tant dans Born and Raised, centré sur ses proches, que dans The Prevailing Winds of Hills and Heritage, série dans laquelle il dévoile son « folklore personnel ». Ses images sont volontairement ouvertes, sans conclusion : « J’ai envie que le spectateur se sente intrigué, explique-t-il. Et surtout qu’il ne passe pas trop vite à autre chose. »
Le photographe aussi doit s’attarder s’il veut capturer les Appalaches dans toute leur profondeur. Matt Eich, artiste de 31 ans originaire de Virginie, a commencé à photographier l’Ohio rural en 2004, sans trop savoir pourquoi, alors qu’il était encore étudiant. « Parfois, je suis attiré par une personne ou une famille, détaille-t-il. Et pendant des semaines, je ne fais qu’y retourner, encore et encore. » Sa série Carry Me Ohio est le « fruit d’une collaboration » entre lui et ses sujets, qui brouille les frontières entre récit personnel et documentation de la vie d’autrui. « J’essaie de photographier un étranger avec autant d’intimité et de respect que si je photographiais quelqu’un de ma famille », poursuit-il. À la manière du documentariste Eugene Richards, dont le travail, se souvient-il, l’a beaucoup influencé: « Je n’arrivais pas à savoir si le portrait qu’il avait pris était celui de sa femme, d’une inconnue, ou d’une toxicomane. »
© Matt Eich
© Stacy Kranitz
© Aaron Blum
© Roger May
Cet article est à retrouver dans Fisheye #30, en kiosque et disponible ici.
Image d’ouverture : © Aaron Blum