Avec ses amis, la photographe Chloé Sassi ne rate pas une occasion de fuir Paris dans des excursions enflammées à la campagne. Le temps de quelques prises de vue, les habits tombent et les esprits s’éveillent pour provoquer l’intensité de la situation.
Henri Bergson disait « À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? » Et Chloé Sassi, fidèle à l’observation du philosophe, cherche à faire « sentir ce qui est en nous et hors de nous ». « C’est ce que j’essaye de proposer aux modèles dans mes images. Je veux qu’elles·ils soient conscient·e·s de ce qu’elles·ils traversent à ces instants-là », annonce t-elle. Aujourd’hui installée à Paris, la photographe retourne dans les décors de son enfance et nous propose une plongée sensorielle au sein des campagnes. Son leitmotiv ? En quelques mots : aller à la rencontre de la nature pour redécouvrir la nôtre. Avec un travail qui tourne autour de la photo, la vidéo et la mise en scène, l’artiste développe une approche immersive et performative du 8e art. Loin de sa campagne natale, elle prépare aujourd’hui un projet centré sur cette même notion d’immersion dans l’art contemporain à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Et dans ses images, en déshabillant ses modèles, elle ancre l’instant photographique dans le réel – comme expérience à part entière où le sujet se libère. « Cette présence par rapport aux choses est fondamentale pour vivre. Il faut une révolution sensible. Je considère qu’un des moyens pour se réapproprier nos existences c’est justement de remettre le corps au centre, de l’écouter dans tout ce qu’il a à révéler de notre manière d’être au monde », explique-t-elle.
Le motif majeur du travail de Chloé Sassi ? La nature. Nécessité vitale plus qu’un simple désir d’évasion, la verdure domine ses images. France, Allemagne, Pologne, Sicile… Les campagnes européennes défilent devant son objectif et deviennent le décor de ses créations. L’artiste développe son œuvre en réaction à l’aliénation urbaine. « À Paris, par exemple, on se rend compte qu’on doit s’isoler sensoriellement en permanence pour survivre. On respire mal, l’environnement sonore est saturé, et il y a très peu d’espaces publics où on peut être attentif·ve à ce que l’on éprouve en toute quiétude », explique-t-elle. Convaincue de la nécessaire rééducation de nos sens, elle dirige notre attention vers le corps : notre ultime point de contact avec le monde. « Je ne conçois pas la vie sans le corps. Il est à la base de notre expérience sur la terre. On a tendance à s’en rendre de moins en moins compte, sinon on ne s’infligerait pas de tels enfers au quotidien dans notre manière de gérer les espaces », poursuit-elle. Avec des airs de manifeste, ses images résonnent comme des revendications esthétiques et militantes sur nos manières de vivre.
Une danse enflammée et fiévreuse
« Nous traversons une période où la moitié de notre visage n’est plus en contact avec le monde, et il me semble plus nécessaire que jamais de s’étreindre, de danser tou·te·s nu·e·s, de vibrer de tous nos sens, et de raviver la flamme par une participation active de nos corps »,
avance Chloé Sassi. Ses modèles – principalement ses amis – se mettent à nus et courent, dansent, respirent, et crient leurs passions. Car la nudité se présente indéniablement comme le meilleur outil pour l’immersion. Elle supprime littéralement les barrières qui nous séparent du monde. Et pour pousser cette immersion jusqu’au bout, la pratique de l’argentique s’est imposée comme le modus operandi idéal – par son rapport spécifique au temps et à la matière. « Avec le numérique, tu te réajustes par rapport à la scène. C’est une forme de trahison de l’instant : d’un coup tu te détournes du réel pour être uniquement dans la représentation. Alors que l’argentique existe dans la matière, et t’impose une pleine présence lors de la prise de vue », poursuit l’artiste. Maître mot de sa pratique c’est bien la présence que cherche l’autrice. Attachée au moment présent, elle écoute attentivement les mondes se livrer. La photographe s’imprègne du 8e art et devient, par son regard et ses revendications, la protagoniste de ses images.
Avec la mise à nu, du corps et de l’âme, elle cherche l’intimité la plus grande en provoquant des « intensités situationnelles ». « Le nu permet d’éprouver les choses au plus près de la peau, d’être dans une forme de fusion avec l’environnement et l’atmosphère, raconte-t-elle. La nudité nous fait rentrer en transe ». Enivrés par l’expérience photographique, l’artiste et ses modèles déclenchent les phénomènes – esthétiques et humaines. L’amour, l’euphorie et l’intime se nouent sensuellement dans une danse enflammée et fiévreuse. Vecteurs de rêves et d’imaginaires, ces moments sèment les graines d’un autre monde, loin de l’aliénation moderne. « Je chercherai toujours ces temps pour me réunir avec mes proches et fuir les dystopies actuelles. Pour aller à contresens et “danser avec le chaos” comme le dit une de mes chères amies », conclut-elle. Indubitablement présente au monde, Chloé Sassi habite ses mises en scène et provoque des expériences sensibles de vie.
© Chloé Sassi