Dans Hidden Glances, Michael Young a recomposé des silhouettes masculines à partir de collages d’images vernaculaires, de magazines et autres calendriers vintage. Cette manière de réinventer les corps interroge aussi bien les identités et leurs constructions que les mémoires desquelles elles jaillissent. Le photographe – coup de cœur de Bastien Forato, directeur artistique chez Fisheye – nous raconte ici son processus créatif.
Fisheye : Quand et comment l’idée de Hidden Glances t’est-elle venue ?
Michael Young : L’idée m’est venue alors que je parcourais mes archives de calendriers gays que je collectionnais. Je faisais des recherches pour différents projets, et Hidden Glances est né de cette exploration de l’imagerie des années 1950. C’est pendant le confinement que je me suis rendu compte que tous les calendriers que j’avais achetés auprès de vendeurs sur eBay ou qui m’avaient été offerts avaient tous été réalisés pendant ma jeunesse et avant mon coming out. En feuilletant ces calendriers, je me suis remémoré toutes ces années où j’ai dû lutter contre les moqueries à l’école. Je n’ai jamais été populaire avec les autres garçons et je me souviens qu’en troisième année déjà, on me harcelait et on me traitait d’homosexuel et de pédé avant même que je ne connaisse la signification des ces mots.
Je savais que je n’étais pas comme les autres garçons de ma classe, et pendant de nombreuses années, je n’ai jamais vraiment compris pourquoi. Lorsque j’ai commencé à m’interroger sur ma sexualité, je me suis efforcé de réprimer mes sentiments et de me convaincre – de même que les autres – que j’étais hétéro. Pour en revenir à la série, le fait d’enlever physiquement la peau des images devient une métaphore du rejet de ma personne et de mon corps. J’ai intitulé ce corpus Hidden Glances parce qu’il évoque le tiraillement entre le désir de regarder d’autres hommes et d’être vu, et celui de rester anonyme. Avant de faire mon coming out, j’ai toujours été conscient qu’un regard qui s’attarde trop longtemps ou une poignée de main qui dure une fraction de seconde de trop pouvait me démasquer.
Comment as-tu construit ta série ?
Quand j’ai commencé ce projet, je me concentrais essentiellement sur l’arrière des découpes qui montrent les cases du calendrier. L’idée était intéressante, mais elle nécessitait plus d’explications et, à bien des égards, elle semblait vraiment plate. Un soir, j’ai posé une découpe sur une autre image et j’ai eu ce moment d’eurêka. J’avais devant moi une composition plus complexe qui résumait ce que j’avais essayé de transmettre visuellement. Il y avait une conversation entre les deux fragments et ces hommes qui n’existaient pas auparavant.
Cela dit, le travail reste laborieux. Parfois, l’image de départ est vraiment séduisante, mais une fois la silhouette découpée, sortie de son contexte, elle ne tient plus la route, car elle ne ressemble pas à un humain. C’est toujours une déception, mais c’est un peu comme les clichés d’une pellicule. Toutes les photos ne sont pas forcément retenues pour le montage final. L’autre problème que je rencontre assez fréquemment est que, dans ces calendriers, la figure masculine a tendance à être placée au centre du cadre. Cela rend difficile la création de mouvements. Cependant, j’aime cette partie, car j’ai l’impression d’élaborer un puzzle. Quand les deux pièces s’emboîtent enfin, il y a un sentiment de satisfaction et de résolution.
Peut-on voir, à travers ce travail de découpages et de collages, une déconstruction des corps et des sexualités ?
C’est possible. Il y a eu tellement de littérature écrite sur le corps masculin (gay) et le désir de perfectionner sa forme pour compenser une faiblesse ou une maladie. Le patriarcat veut que les hommes soient virils, forts et athlétiques. On pourrait donc y voir un travail qui traite là de la politique du corps et de l’annulation du corps gay. Mais mon intention principale est de parler davantage du temps perdu, des conflits personnels sur ce que nous révélons et dissimulons de nous-mêmes, et du regard masculin.
Et que penses-tu du male gaze traditionnel, justement ?
Je pense immédiatement au regard masculin sexualisé qui est associé au cruising [pratique d’errer dans un endroit à la recherche d’un partenaire sexuel occasionnel, NDLR]. Il me fascine et m’effraie à la fois. En grandissant, je me souviens avoir toujours eu du mal à établir un contact visuel avec les adultes dont je savais qu’ils étaient gays. J’avais peur d’être découvert par eux. Dans l’ensemble, le male gaze est devenu extrêmement controversé dans le monde de l’art, surtout lorsqu’il provient d’un homme blanc hétérosexuel. Dans mes images, je joue avec cette dichotomie entre attraction et répulsion qui existe autour du regard masculin.
Tes silhouettes ont rarement des yeux et si elles en ont, l’un d’eux est toujours dissimulé. Les « coups d’œil cachés » font-ils, entre autres choses, référence à cela ?
Oui, et je pense que cela fait également référence à ma lutte pour établir un contact visuel avec les autres lorsque j’étais jeune, célibataire et que je fréquentais les bars gays. Je n’ai jamais réussi à maîtriser le regard ou l’allure. Je n’étais pas doué pour la drague. À un niveau différent, les yeux qui sont cachés ou révélés parlent d’une époque avant le coming out où l’on veut être désiré par les autres tout en restant anonyme. Il suffit de faire un tour sur les sites de rencontres en ligne pour voir comment les homosexuels flirtent et se rencontrent. Souvent, les photos échangées sont volontairement recadrées pour préserver l’intimité de chacun, tout en étant extrêmement suggestives.
À qui s’adresse ton projet ?
Même si je pense que les hommes homosexuels sont plus susceptibles d’être attirés par ce corpus, la série aborde des thèmes plus universels tels que l’appartenance, l’acceptation de soi et les parties de nous-mêmes et de nos vies que nous essayons de cacher ou de dissimuler aux autres, quelle que soit la transparence avec laquelle nous choisissons de vivre, parce que nous avons honte ou que nous sommes gênés.
J’ai passé beaucoup de temps à essayer de nier qui je suis. Lors de sa réalisation, je ne pensais pas que Hidden Glances serait une série à laquelle les autres s’accrocheraient et qu’ils voudraient voir. Ce n’est qu’après l’avoir montrée à des amis artistes dont je suis proche que j’ai décidé de créer un compte Instagram exclusivement pour cette œuvre. Je n’ai même pas associé mon nom à ce projet et, pendant des mois, il n’a pas figuré sur mon site web. Sur un coup de tête, je l’ai inscrit à quelques concours et c’est là que les choses ont commencé à décoller pour moi et que j’ai réalisé que je devais embrasser l’art et moi-même.
© Michael Young