Karlo Martinez : controverser pour exister

05 octobre 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Karlo Martinez : controverser pour exister

Aux frontières du collage, de l’architecture et de la photographie, Karlo Martinez érige des montages sulfureux à la composition graphique. Une compilation d’œuvres explicites née d’un besoin d’assumer et d’exprimer ses propres sentiments. Rencontre avec un artiste qui déconstruit pour mieux se connaître.

Fisheye : Peux-tu te présenter ?

Karlo Martinez : Je suis un architecte et artiste de 32 ans et je vis actuellement à Melbourne. Je suis né et j’ai grandi à Monterrey au Mexique, mais j’ai déménagé en Australie lorsque j’avais 21 ans pour étudier l’architecture, et j’ai décidé d’y rester.

Comment relies-tu ces deux disciplines ?

La photographie est un dommage collatéral de mes études d’architecture. Nous les designers, nous vivons et nous travaillons dans un monde très visuel. Aussi, être capable de créer des images pour illustrer correctement une idée est essentiel pour nous. J’étais étudiant, la première fois que je me suis intéressé à la photographie. Je me focalisais alors purement sur le monde de l’architecture : lorsque j’avais la vingtaine, je shootais surtout des images de bâtiments et de paysages urbains à l’aide de mon portable – c’était au moment de la naissance d’Instagram.

Et ta pratique a ensuite évolué…

L’autoportrait, le collage et le montage sont apparus des années après, presque par accident. Tout a commencé avec mon Tumblr, sur lequel je publiais mes autoportraits – des nus, pour la plupart. C’était ma manière d’accepter et d’exprimer ma sexualité, en tant que jeune homme gay. Un exercice de confiance en soi, en quelque sorte.

Quelques années plus tard, en été 2018, je suis entré dans une librairie et j’ai été fasciné par les magazines pornographiques gays cachés dans un coin. Je les ai immédiatement achetés et ramenés chez moi. Je ne sais pas vraiment ce qui m’a attiré chez eux, je voyais simplement qu’ils étaient spéciaux. Ce même été, je m’ennuyais au travail et j’étais en recherche d’un nouveau moyen d’expression artistique. J’ai donc décidé de tenter l’impossible : faire de l’art avec de l’architecture et du porno gay. Ce fut le début de mon expérimentation avec différents médiums, de la création en collaboration, et de l’exploration de ma propre sexualité.

© Karlo Martinez© Karlo Martinez

Quelle est ta méthode de travail ?

Elle est en fait assez spontanée. Je ne planifie pas souvent mes shootings. Si je remarque quoi que ce soit – un détail architectural, une composition graphique, un moment, un plan dans une vidéo – je le capture. C’est peut-être étrange, mais mon Smartphone (doté d’un bon objectif) est devenu mon meilleur ami pour photographier. Je n’ai pas honte d’admettre que je ne m’y connais pas beaucoup en appareil photo.

Comment en es-tu venu au collage ?

Si j’aime créer avec mes yeux, j’adore utiliser mes mains également. Le collage donne un côté très concret à la création d’images. Il pousse aussi à la créativité, puisqu’il demande d’utiliser un médium déjà existant : un magazine, un journal, une photo, un bout de papier… J’ai tendance à m’éparpiller lorsque je crée. Si le besoin d’exprimer un sentiment ou une idée germe dans ma tête, je commence toujours par chercher le bon visuel pour l’exprimer, ou bien par le construire (souvent par l’intermédiaire de l’autoportrait). Je travaille sur de nouvelles choses tous les trois ou quatre mois environ, et je produis en gros volume ce que j’appelle mes « séries ». Je reste souvent scotché à mon bureau pendant deux à trois jours, en travaillant entre 12 et 14 heures à la suite en coupant, collant, mettant en page… C’est un processus aussi désordonné que satisfaisant.

Pourquoi avoir placé la pornographie au cœur de ta pratique ?

Si mon travail est en effet explicitement sexuel, je pense qu’il s’agit d’une simple phase de ma pratique artistique. Ces dernières années, j’ai ressenti le besoin d’assumer davantage ma sexualité et mes sentiments. Je pense qu’il s’agit d’une réaction à mon éducation : j’ai été élevé dans un environnement religieux et conservateur, où toute expression de nudité était réprimée. J’ai également toujours été fasciné par l’imagerie pornographique, son esthétique, ses angles, ses poses, ses décors… J’ai l’impression que mon travail et mon utilisation de ces codes est ma manière de rendre hommage aux icônes pornos et aux travailleur·ses du sexe : deux industries qui sont souvent dénigrées ou jugées honteuses.

© Karlo Martinez© Karlo Martinez

Cet hommage fait-il de ton travail une œuvre engagée selon toi ?

Je ne dirais pas que mon travail est engagé, ni même politique. Mais en parlant de sexe de manière aussi frontale, je crois que j’apporte tout de même une certaine visibilité. J’aimerais aussi parler de la popularité d’OnlyFans et de plateformes similaires et de leur impact sur la pornographie. Celle-ci est devenue extrêmement accessible, tous et toutes peuvent s’y essayer. Des banquiers, avocats, designers, écrivains, médecins, etc. peuvent très bien travailler dans cette industrie via ces plateformes. Ce qui m’intéresse, donc, c’est cette dualité. Je veux casser cette idée qu’il s’agit d’une carrière humiliante, réservée aux gens non éduqués, voire sale. J’espère que cette accessibilité aura – ou a peut-être déjà – un effet sur l’attitude et la tolérance des autres.

Comment entends-tu casser cette image, justement ?

Je dirais que mes compositions sont assez pince-sans-rire. Je garde toujours une certaine légèreté, des éléments d’humour dans un univers sombre et ouvertement sexuel. J’espère que le public parvient à le voir, même si je sais que certain·es choisissent de rester en surface. Et puis il faut garder à l’esprit que la plupart de mes images sont personnelles, voire autobiographiques. Elles s’inspirent – et se moquent même parfois – de ma propre perception de la répression sexuelle, de la honte, de mes fantasmes et de mes rencontres…

Le collage est également perçu, dans la photographie queer, comme un moyen de déconstruire les corps. Qu’en penses-tu ?

Je suis on ne peut plus d’accord avec cela. Je suis souvent étonné par le choc ou la surprise que provoquent mes images. Comment si les gens n’avaient jamais vu ce que je représentais : un corps nu ? Deux hommes qui s’embrassent ? Des scènes de sexe ? Au final, on observe simplement des silhouettes, des comportements, une nature humain·es. Nos corps sont nos temples, et nous pouvons faire ce que nous voulons avec : le dévoiler – ou le cacher – comme nous le souhaitons. Je pense qu’en dépit de la nature sexuelle de mon œuvre, il est important de voir au-delà. Plus qu’une pratique controversée, on montre, à travers le collage et la photographie queer, un instinct humain basique : le besoin de s’exprimer.

© Karlo Martinez© Karlo Martinez

C’est donc pour cela que tu te représentes dans tes collages ?

J’ai commencé à incorporer mon corps à mes collages durant la pandémie, comme une sorte d’introspection après avoir passé beaucoup de temps seul. J’ai l’impression que ces autoportraits représentent en fait mon alter-ego – les plus explicites en particulier. Celles et ceux qui me connaissent et me fréquentent au quotidien savent que je n’ai rien à voir avec le Karlo que l’on voit dans mon travail. Pour poursuivre le parallèle avec l’imagerie pornographique, je me place dans une position de « star » : fier et prêt à travailler. Une manière décomplexée et libre d’assumer ma sexualité et mon désir. C’est comme une thérapie, pour moi.

« Décomplexée et libre », c’est ainsi que tu souhaites représenter la culture queer ?

Je ne pourrais la représenter à moi seul, puisqu’elle est composée de tant de gens tous aussi beaux et divers les uns que les autres ! Mais si je devais mettre en avant une vision de cette culture, je pense que oui, elle serait audacieuse, effrontée, sans complexe et libérée.

Explores-tu d’autres thématiques à travers tes collages ?

Les notions d’intimité, de vulnérabilité et de romance sont des thèmes récurrents dans mon travail, plus particulièrement lorsque j’incorpore mes autoportraits, qui sont mes œuvres les plus personnelles. J’ai également utilisé des citations et des extraits de textes dans certaines de mes créations – des choses qui évoquent des fils de pensées. Ils peuvent parfois apporter un contexte supplémentaire à une image.

Quelles sont tes autres sources d’inspiration ?

Tellement de choses… L’art, les livres, le design, les films, la musique, la pop culture… Mes influences les plus importantes ? Tom of Finland, Butt Magazine, Keith Haring, Robert Mapplethorpe, Le livre Sex de Madonna, Andy Warhol, Carne Bollente, Scott Ramsay, Kyle et Pol Anglada.

© Karlo Martinez© Karlo Martinez

© Karlo Martinez

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