Dans sa série Blind Spots, Balder Olrik explore les chemins de la perception. Le photographe danois joue avec nos sens et les habitudes de notre regard. Entretien avec celui qui cache pour mieux dévoiler.
Fisheye : Peux-tu nous parler de ton parcours avant de plonger dans la photographie ?
Balder Olrik : Mes parents sont tous deux scientifiques. Mon père a travaillé sur le programme spatial européen dans les années 1970. Ça a été déterminant dans mon approche du Monde. Il était créatif et explorateur dans sa façon de penser. C’était une époque propice aux remises en question. On envoyait des hommes sur la Lune, on construisait des ordinateurs extraordinaires, c’était hallucinant. Ma mère était assez absente, alors mon père m’emmenait souvent avec lui. J’ai pu visiter son laboratoire à l’agence spatiale et assister à des réunions. Il aurait été naturel que je suive ses traces, mais ma scolarité a été chaotique. Je remettais toujours tout en question, même le sens de lecture. Je lisais tout à l’envers. Résultat : je changeais d’école environ une fois par an.
Tu as d’abord été peintre. Comment s’est passée ta rencontre avec les arts ?
Le premier grand bouleversement est arrivé quand j’avais 16 ans. J’étais inscrit à la Royal Academy of Art de Copenhague. Là non plus, je n’avais probablement pas ma place, mais cette école m’a mis dans la bonne direction. Par la suite, j’ai été artiste pendant 16 ans.
Le second bouleversement s’est produit au milieu des années 1990. Certains des pionniers d’Internet, que j’ai pu rencontrer aux États-Unis, m’ont fortement influencé. Ma carrière d’artiste se déroulait bien, mais je devais en être. Je devais faire partie de ce mouvement naissant. Personne ne savait comment les choses évolueraient. C’était un voyage vers l’inconnu – c’était comme envoyer le premier homme sur la Lune. C’était à la fois super excitant, anarchiste et plein de grands projets pour un Monde meilleur. En gros, c’était très différent de l’Internet d’aujourd’hui. Peu à peu, les espoirs se sont estompés et j’ai ressenti le besoin de m’en écarter. J’ai vendu ma société de média Web en 2009 et c’est en 2014 que je me suis consacré entièrement à l’art, à nouveau.
Comment as-tu commencé la photographie ?
Au début, j’ai utilisé mon appareil photo pour mes peintures comme on le ferait avec un carnet de croquis. J’avais le sentiment qu’on ne pouvait pas être créatif avec un boîtier. Mais en 1992, Photoshop a changé la donne et m’a permis de travailler d’une façon totalement nouvelle. Les processeurs manquaient de puissance et la qualité était mauvaise, alors je ne travaillais qu’en noir et blanc puis je rebasculais en argentique et colorisais à la main. Les premières versions de Photoshop offrait la possibilité de créer soi-même ses extensions, c’est comme ça que j’ai appris à coder et à imaginer mes propres outils.
Quelle est la genèse de la série Blind Spots ?
J’ai commencé Blind Spots en 2015, inspiré par les écrits du prix Nobel Daniel Kahneman sur la psychologie de la perception.
Kahneman distingue notre système de perception en deux parties. Le système automatisé 1 est capable de comprendre un contexte donné en une fraction de seconde compte tenu de nos expériences passées. Il relève presque de l’intuition. Le système 2 est plus lent, mais il permet d’analyser nos impressions et de conceptualiser, de combler les informations manquantes. Ce sont deux systèmes complémentaires et nous passons de l’un à l’autre en permanence. Cette théorie m’a inspiré pour faire une série d’expériences sur la lecture des images et voir si je pouvais tromper ma propre perception.
Quelles étaient ces expériences ?
La première expérience a été de marcher sur la route que j’empruntais régulièrement, et la plus ennuyeuse que je connaisse. J’ai décidé de prendre en photo tout ce que je n’avais jamais remarqué. J’ai ensuite regardé attentivement les images en me demandant pourquoi je n’avais jamais vu telle chose ou tel bâtiment. J’avais dû être aveugle. Kahneman m’a donné une clé, je le cite : « Vous n’avez pas l’air conscient avant de savoir que vous passez à côté de quelque chose de vital. » Pour moi, le moyen d’être présent au monde a été de masquer certains éléments des images.
Travailles-tu de façon scientifique ?
Je lis et réfléchis en permanence. Je glane ici et là des articles ou des extraits de romans ou d’ouvrages théoriques qui traitent de la musique, des religions, ou encore de sciences sociales… Puis je me dis que tout ce que je récupère prendra un jour un sens dans mon travail. Et souvent, comme par magie, cela se produit. Car tout ce que l’Homme a produit est une histoire de perception.
Comment choisis-tu les lieux que tu photographies, les parties que tu caches ?
Les lieux sont des espaces oubliés, qui paraissent sans intérêt. Les parties que je cache sont parfois juste ce que j’appelle des « spots Kahneman ». Ces zones sont destinées à attirer l’attention afin que le spectateur pense qu’une information lui manque. D’autres caches servent à détourner l’attention qui bloque notre perception, typiquement les zones de texte. Enfin, d’autres sont uniquement employés pour la composition de l’image, pour tirer notre regard loin des schémas habituels.
Depuis combien de temps travailles-tu sur la série Blind Spots ? Considères-tu qu’elle soit terminée ?
Voilà 4 ans que j’ai commencé cette série et je pense qu’elle touche à sa fin. Aujourd’hui je travaille sur un projet complètement différent, sur les plans visuel et personnel. Quoi qu’il en soit, j’ai énormément appris avec Blind Spots et je pense que cette série impactera d’une façon ou d’une autre mes travaux à venir.
© Balder Olrik