L’historien Philippe Artières et le photographe Mathieu Pernot ont travaillé pendant trois ans sur les archives photo et vidéo de l’hôpital psychiatrique du Bon-Sauveur à Picauville, en Basse-Normandie, auxquelles ils ont rajouté leur propre iconographie. Au départ, il y a des cartons remplis d’images et, à l’arrivée, une exposition vibrante qui transcende l’histoire de la psychiatrie et de la photographie. Cet article, rédigé par Jessica Lamacque, est à retrouver dans Fisheye #5.
Michel Foucault, grand spécialiste des sciences humaines et auteur d’une Histoire de la folie à l’âge classique, pourrait être le dénominateur commun entre Philippe et Mathieu. Les deux hommes se retrouvent dans une volonté de traverser les disciplines et de ne pas cloisonner les photographies. « Nous avons interrogé ces archives sans enfermer les corpus d’images dans un discours et dans une légende, explique Mathieu Pernot. Nous n’avons pas essayé de savoir qui était le fou, qui était le soignant, qui était le photographe. Dans cette exposition, nous avons restitué les images comme nous les avons découvertes, sans savoir ce qu’elles représentaient exactement. Et il est apparu très rapidement qu’elles contredisaient l’idée que l’on se faisait de la représentation d’un asile. »
Mathieu Pernot est connu pour ses travaux sur les lieux d’enfermement et sur les populations tsiganes. Son œuvre fait en ce moment l’objet d’une magnifique rétrospective au Jeu de Paume à Paris. Philippe Artières est chargé de recherches au CNRS et a consacré sa thèse aux écrits de criminels. En 2010, ils sont invités par le centre d’art Le Point du Jour et la Fondation Bon-Sauveur à travailler sur les archives de l’hôpital psychiatrique du Bon-Sauveur. Les vieux bâtiments vont bientôt être détruits et il fallait trouver un moyen de conserver la mémoire du lieu.
© Archives Fondation Bon-Sauveur
Du dortoir à la plage
Philippe Artières entame la visite de l’exposition qui se tient à la Maison rouge dans le XIIe arrondissement parisien. Mathieu Pernot le rejoint rapidement pour nous présenter l’installation qui accueille les visiteurs. « C’est Le Dortoir des agités. Pendant cette résidence, je ne voulais pas seulement prendre des photos physiquement avec mon appareil ou organiser les archives, j’avais aussi envie de m’installer dans le lieu et de le revisiter. De faire en sorte qu’il soit traversé par les fantômes de l’histoire de la représentation que constituent la Salpê- trière et les études sur l’hystérie de Charcot. »
Les matelas en mouvement viennent titiller notre imaginaire lié à la folie. « Quand vous rentrez dans l’exposition, précise Philippe Artières, certes, cela s’appelle L’Asile des photographies, mais le caractère psychiatrique n’apparaît pas immédiatement. Ce qui apparaît, c’est un type d’architecture et de mobilier. » Les différents corpus d’images ne cessent de brouiller les pistes et de déconstruire nos repères. Mathieu Pernot est arrivé au Bon-Sauveur avec des références fortes en matière de folie : « Les photographies de Diane Arbus, pour qui j’ai une grande d’admiration. Le reportage de Depardon sur le San Clemente. Et le livre de Philippe Artières, L’Asile aux fous, qui montre des images très violentes, où l’on voit des gens attachés à des lits et des corps par terre. Il y a une vraie violence dans ces photos. Et curieusement, ce n’est pas ce genre d’images que l’on a trouvées au Bon-Sauveur. »
© Mathieu Pernot
Le débarquement
Le Débarquement de 1945 est une date déterminante pour les archives. « Le Bon-Sauveur, malgré sa grande croix rouge peinte sur les toits, n’a pas été épargné ; il y a eu les bombes incendiaires et le bruit assourdissant des obus ; le vieil asile s’est transformé en champs de ruine […]. Les traces de cette histoire surtout ont disparu à jamais. » Mais il reste les images de destruction prises juste après le bombardement et de rares photographies prises en 1937, « les derniers instants d’un monde ». Mathieu et Philippe n’ont pas trouvé d’images du D-Day. « La destruction est le point zéro de l’exposition. C’est aussi le débarquement des photographes de l’armée. » Une fois la reconstruction de l’asile achevée, la vie ordinaire reprend le dessus.
« Nous sommes dans une archive qui interroge la photographie en tant qu’usage, poursuit Philippe Artières. Quand sort-on un appareil photo dans un asile ? » Au moment d’événements ritualisés : une célébration, une sortie, une procession, un anniversaire. Cette vie quotidienne de l’institution apparaît étrangement joyeuse. Des films tournés pendant des fêtes ou des sorties au bord de la mer sont projetés dans une des salles de l’exposition. « Ils ressemblent à s’y méprendre aux archives de films de n’importe quelle famille ou n’importe quel groupe d’amis », s’étonne encore Mathieu Pernot. Sur ces images, tout le monde a le droit de jouer la folie, les patients et les soignants se déguisent et se cachent derrière les masques. Ces images sortent les fous de l’asile. Mathieu Pernot conçoit ses photos comme un miroir vers l’autre et vers l’histoire globale de la photographie.
© Archives Fondation Bon-Sauveur
© Mathieu Pernot
© Archives Fondation Bon-Sauveur
© Mathieu Pernot