Blancs publics

07 avril 2022   •  
Écrit par Finley Cutts
Blancs publics

Dans Bleached, Satoshi Fujiwara supprime de ses photographies de manifestation tous marqueurs idéologiques. Une collection surréaliste, où dystopie et confusion se mêlent pour interroger notre consommation quotidienne d’images. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro. 

Quand on parle de manifestations, de mouvements et de luttes sociales, quelles images vous viennent spontanément à l’esprit ? Peu importe que vous ayez participé à ces défilés ou pas, le tableau est probablement le même : des foules bouillonnantes et enragées, une cacophonie de cris et de chants, la fumée âcre du gaz lacrymogène, mais surtout une saturation visuelle d’imagerie politique. C’est en tout cas la représentation qu’en proposent les médias, car toute idéologie militante va de pair avec une gamme de couleurs, de codes de langage et d’uniformes identifiables. Des symboles hautement reconnaissables qui unissent un mouvement et traduisent des convictions. Pensons aux drapeaux rouges des militants communistes, aux symboles racistes et xénophobes de l’extrême droite, aux keffiehs en soutien à la cause palestinienne, ou à la prédominance du vert dans les luttes écologistes… L’iconographie politique ancre un mouvement dans un contexte et dans nos imaginaires. 

En contrepoint de cet état de fait, les images de la série Bleached du photographe japonais Satoshi Fujiwara déstabilisent. Tous vêtus de blanc, des militants défilent en plans serrés, cisaillés par des drapés immaculés. Impossible d’identifier les valeurs véhiculées ou le bord politique des activistes. Un air de dystopie plane sur ses compositions blanchies, uniformisées et vidées de toute substance idéologique. L’ambiguïté s’installe. À qui avons-nous à faire ? Insufflé par l’artiste, ce désarroi provoque et interroge notre relation à la représentation. Car dans ces images, les militants appartiennent à de multiples bords. Rassemblements néonazis et contre-manifestants, supporters de foot en marge de matchs de la Ligue des champions, rassemblement contre le confinement lié à la pandémie du Covid, manifestation s’opposant à la gentrification d’un quartier, défilé du 1er mai, mouvement « Black Lives Matter », grève mondiale pour le climat et bien d’autres rassemblements glanés en Europe. « Mon objectif est de questionner le spectateur vis-à- vis de sa consommation quotidienne d’images. Pour cela, je manipule les codes de l’information visuelle en utilisant des images de drapeaux et d’autres emblèmes prises dans une multitude d’endroits », explique l’auteur. 

© Satoshi Fujiwara© Satoshi Fujiwara

Satoshi Fujiwara pose ainsi un protocole limpide qu’il applique à toutes ses prises de vue. Pour « blanchir » ses compositions, il retire machinalement toutes les couleurs et tous les slogans de ses images. « À travers l’histoire contemporaine, l’utilisation stratégique des images a joué un rôle important dans la manipulation des populations. Aujourd’hui encore, on peut voir le parti pris des médias – c’est-à-dire la propagande cachée – dans les images de presse, ainsi que sur les réseaux sociaux », explique-t-il. Et lorsque tout élément de contexte et de ralliement est supprimé, il ne reste que le squelette d’une mobilisation. Il ne reste que l’humain, sans tout l’attirail de ses convictions. L’attention ne porte plus sur les prises de position, mais sur les hommes et les femmes qui les incarnent. « Il ne reste que des images émasculées, ramenées à l’état brut, c’est-à-dire la matière même de la propagande », avance-t-il. L’artiste cherche alors à soustraire l’esthétique de la politique, et vice versa, en optant pour ce qu’il appelle une méthode « anti-narrative », par opposition au style documentaire traditionnel. « Même si mon travail a souvent été considéré comme politique, je n’ai jamais eu cette intention. Il faut considérer mon travail comme une parodie de la réalité », conclut l’artiste japonais. Et en unissant toutes ces luttes sous le même étendard blanchi, l’auteur lève le voile sur certaines mécaniques idéologiques qui se révèlent finalement dérisoires. 

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #52, disponible ici

 

© Satoshi Fujiwara© Satoshi Fujiwara

© Satoshi Fujiwara

© Satoshi Fujiwara© Satoshi Fujiwara

© Satoshi Fujiwara

© Satoshi Fujiwara© Satoshi Fujiwara

© Satoshi Fujiwara

Explorez
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
Le coup de grâce lors d'une corrida à Madrid © Oan Kim/MYOP
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
À travers un noir et blanc contrasté, qui rappelle la chaleur sèche de l'Andalousie, Oan Kim, cofondateur de l'agence MYOP, montre...
27 octobre 2025   •  
Écrit par Milena III
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
If you want to come and see me, just let me know © Kiko et Mar
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
Fruit d’une résidence d’artiste en Chine, la série If you want to come and see me, just let me know, réalisée par le couple de...
24 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
© Jennifer Carlos
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
Chaque année, le Fonds Régnier pour la Création et l’Agence VU’ unissent leurs forces pour donner naissance à un espace rare dans le...
22 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Maryam Firuzi : broder la mémoire, photographier la révolte
© Maryam Firuzi
Maryam Firuzi : broder la mémoire, photographier la révolte
Photographe et artiste iranienne, Maryam Firuzi explore la mémoire collective et les silences imposés aux femmes à travers une œuvre où...
18 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les coups de cœur #564 : Lycien-David Cséry et Ana da Silva
© Ana da Silva
Les coups de cœur #564 : Lycien-David Cséry et Ana da Silva
Lycien-David Cséry et Ana da Silva, nos coups de cœur de la semaine, prêtent attention aux détails. Le premier observe les objets et les...
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Marie Baranger
Les images de la semaine du 27 octobre 2025 : communautés et rétrospectives
Jennifer et Saba, de la série We're Just Trying to Learn How to Love © Hamza Ashraf
Les images de la semaine du 27 octobre 2025 : communautés et rétrospectives
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, nous vous parlons de différentes communautés, de sentiments amoureux et de rétrospectives...
02 novembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Elise Jaunet : quand l’intime devient manifeste
© Elise Jaunet
Elise Jaunet : quand l’intime devient manifeste
À travers sa série Faire corps – Journal d’une métamorphose, l’artiste nantaise Elise Jaunet explore la traversée du cancer du...
01 novembre 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Du cauchemar aux monstres : des séries photo pour Halloween
© Diego Moreno, ABISMOS, from the series Malign Influences, 2020
Du cauchemar aux monstres : des séries photo pour Halloween
Des peurs les plus enfouies aux allégories d'une minorité opprimée, des croyances étranges aux expérimentations en chambre noire pour...
31 octobre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine