Dans Bleached, Satoshi Fujiwara supprime de ses photographies de manifestation tous marqueurs idéologiques. Une collection surréaliste, où dystopie et confusion se mêlent pour interroger notre consommation quotidienne d’images. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Quand on parle de manifestations, de mouvements et de luttes sociales, quelles images vous viennent spontanément à l’esprit ? Peu importe que vous ayez participé à ces défilés ou pas, le tableau est probablement le même : des foules bouillonnantes et enragées, une cacophonie de cris et de chants, la fumée âcre du gaz lacrymogène, mais surtout une saturation visuelle d’imagerie politique. C’est en tout cas la représentation qu’en proposent les médias, car toute idéologie militante va de pair avec une gamme de couleurs, de codes de langage et d’uniformes identifiables. Des symboles hautement reconnaissables qui unissent un mouvement et traduisent des convictions. Pensons aux drapeaux rouges des militants communistes, aux symboles racistes et xénophobes de l’extrême droite, aux keffiehs en soutien à la cause palestinienne, ou à la prédominance du vert dans les luttes écologistes… L’iconographie politique ancre un mouvement dans un contexte et dans nos imaginaires.
En contrepoint de cet état de fait, les images de la série Bleached du photographe japonais Satoshi Fujiwara déstabilisent. Tous vêtus de blanc, des militants défilent en plans serrés, cisaillés par des drapés immaculés. Impossible d’identifier les valeurs véhiculées ou le bord politique des activistes. Un air de dystopie plane sur ses compositions blanchies, uniformisées et vidées de toute substance idéologique. L’ambiguïté s’installe. À qui avons-nous à faire ? Insufflé par l’artiste, ce désarroi provoque et interroge notre relation à la représentation. Car dans ces images, les militants appartiennent à de multiples bords. Rassemblements néonazis et contre-manifestants, supporters de foot en marge de matchs de la Ligue des champions, rassemblement contre le confinement lié à la pandémie du Covid, manifestation s’opposant à la gentrification d’un quartier, défilé du 1er mai, mouvement « Black Lives Matter », grève mondiale pour le climat et bien d’autres rassemblements glanés en Europe. « Mon objectif est de questionner le spectateur vis-à- vis de sa consommation quotidienne d’images. Pour cela, je manipule les codes de l’information visuelle en utilisant des images de drapeaux et d’autres emblèmes prises dans une multitude d’endroits », explique l’auteur.
Satoshi Fujiwara pose ainsi un protocole limpide qu’il applique à toutes ses prises de vue. Pour « blanchir » ses compositions, il retire machinalement toutes les couleurs et tous les slogans de ses images. « À travers l’histoire contemporaine, l’utilisation stratégique des images a joué un rôle important dans la manipulation des populations. Aujourd’hui encore, on peut voir le parti pris des médias – c’est-à-dire la propagande cachée – dans les images de presse, ainsi que sur les réseaux sociaux », explique-t-il. Et lorsque tout élément de contexte et de ralliement est supprimé, il ne reste que le squelette d’une mobilisation. Il ne reste que l’humain, sans tout l’attirail de ses convictions. L’attention ne porte plus sur les prises de position, mais sur les hommes et les femmes qui les incarnent. « Il ne reste que des images émasculées, ramenées à l’état brut, c’est-à-dire la matière même de la propagande », avance-t-il. L’artiste cherche alors à soustraire l’esthétique de la politique, et vice versa, en optant pour ce qu’il appelle une méthode « anti-narrative », par opposition au style documentaire traditionnel. « Même si mon travail a souvent été considéré comme politique, je n’ai jamais eu cette intention. Il faut considérer mon travail comme une parodie de la réalité », conclut l’artiste japonais. Et en unissant toutes ces luttes sous le même étendard blanchi, l’auteur lève le voile sur certaines mécaniques idéologiques qui se révèlent finalement dérisoires.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #52, disponible ici.
© Satoshi Fujiwara