Anaïs Tondeur est convaincue d’une chose : le monde que nous sommes en train de détruire nous détruit aussi. Avec Noir de carbone, qui lui a valu le prix Ars Electronica 2019, la photographe plasticienne a fait l’expérience de la pollution atmosphérique. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
« Comment se fait-il que les arbres ne nous parlent plus ? Que le Soleil et la Lune se bornent désormais à décrire en aveugle un arc à travers le ciel ? Et que les multiples voix de la forêt ne nous enseignent plus rien ? »
, s’interroge David Abram, philosophe, artiste et écologiste américain. Dans son ouvrage Comment la terre s’est tue – Pour une écologie des sens, ce dernier déplore une interruption de la symbiose entre nos sens et le monde, due à une brutale mutation écologique. Anaïs Tondeur, fille de géophysicien de 34 ans, partage ce constat. « À travers ma pratique, j’essaie de créer des appâts afin de transformer notre relation à l’autre, humain ou non. Pour reprendre les mots d’Isabelle Stengers, philosophe des sciences, il est plus facile de sortir de l’impasse quand nous y sommes, car nous avons déjà construit et nourri un imaginaire dans lequel on peut puiser », avance l’artiste.
Après un parcours en design, elle a développé une démarche contemporaine et interdisciplinaire en intégrant le Royal College of Art, à Londres. « Pour sortir de cette crise écologique, pour aller plus loin, il est nécessaire d’assembler différents savoirs, regards, et d’impliquer plusieurs strates de la société en intégrant des philosophes comme des experts scientifiques… Je mène des actions auprès des publics aussi. Chacun doit s’emparer de ces sujets de société et explorer à son niveau. Et face à cette complexité, ma réponse ne peut se suffire d’un seul support », ajoute-t-elle.
Flux polluants
Anthropologues, physiciens, géologues, chimistes ou océanographes, dans la majorité de ses projets, Anaïs Tondeur développe une collaboration avec un chercheur en sciences sociales ou en sciences « dures ». Noir de carbone a été conçu au Centre commun de recherche (CCR ou JRC) de la Commission européenne avec deux physiciens de l’atmosphère : Jean-Philippe Putaud et Rita Van Dingenen. Cette dernière est spécialisée dans l’observation des flux polluants de l’atmosphère et a, entre autres, démontré que vivre loin des villes et des zones d’activités ne nous affranchissait pas nécessairement de la pollution. Les particules fines – principalement issues de la combustion incomplète d’hydrocarbures – se dispersent dans l’atmosphère jusqu’à atteindre des zones désertiques comme l’Arctique. « Les particules se déposent en fine couche sombre sur la glace et attirent le soleil. Indirectement, cela contribue à la hausse des mers, et donc au réchauffement climatique », précise la photographe, qui a eu l’idée de suivre le parcours d’une particule fine.
Le jeu de piste a débuté sur Fair, l’île la plus isolée de Grande-Bretagne, située entre les Orcades et les Shetlands. Cinquante habitants, quelques véhicules, aucune industrie, et pourtant les insulaires suffoquent. « Arrivée sur place, j’ai envoyé mes coordonnées GPS à Rita et, grâce à un système qui définit les parcours et le point d’émission des particules, nous avons pu constituer une cartographie de leurs trajectoires. Durant quinze jours – en bateau, en bus, ou à pied –, j’ai suivi l’une d’entre elles, en sens inverse », explique-t-elle. À chaque journée d’expédition correspond une image du ciel ainsi qu’un masque respiratoire recueillant les particules de noir de carbone. Lesquelles ont été extraites par les physiciens et transformées en encre. Chacun des tirages contient en partie le noir de carbone prélevé le jour de la prise de vue. Un protocole qu’elle partage lorsqu’elle expose. Un projet, ou plutôt une enquête, qui donne corps aux problèmes créés par l’homme.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #39, en kiosque et disponible ici.
© Anaïs Tondeur