Carnet de balles

06 octobre 2022   •  
Écrit par Eric Karsenty
Carnet de balles

Bouleversé·es par la guerre en Ukraine, Felipe Jácome et Sveltana Onipko s’unissent pour réaliser Unbroken, un projet qui mêle danse classique et technique photographique et illustre, en contrepoint, la résilience des survivants. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

« C’était follement fort, émotionnellement et esthétiquement beau, mais d’un autre côté, on ressent de la tristesse et de la douleur », rapporte Anna Shmatchenko, l’une des ballerines du Ballet natio­nal d’Ukraine photographiée par Felipe Jácome et Sveltana Onipko pour le projet Unbroken (que l’on pourrait traduire par « intact », la négation de « brisé », broken). Anna, comme Anastasia, Vlada, Diana, Nika, Masha ou Alyona, fait partie des plus de sept millions de réfugié·es ukrainien·es à avoir fui leur pays au lendemain de la guerre déclenchée par la Russie de Poutine, le 24 février 2022. Un événement qui a poussé Felipe Jácome à réagir : « Comme la plupart des gens, j’étais horrifié et furieux de l’injustice de la guerre, et en même temps ému et inspiré par la force et la résistance du peuple ukrainien. Je voulais créer une œuvre qui puisse parler de ce contraste. » Le projet Unbroken a pris corps grâce à la collaboration du photographe et de Svetlana Onipko, danseuse elle aussi au Ballet national d’Ukraine et photographe, qui s’étaient rencontrés deux ans plutôt.

Svetlana raconte comment elle a appris le début de la guerre, entre un texto de sa mère et les messages de ses amies ballerines sur WhatsApp qui entendaient tomber les bombes. « Ce projet m’a vraiment permis de faire face aux événements. J’avais le cœur brisé. J’ai pu rencontrer des danseuses dans la même situation que moi. Entre ballerines, entre Ukrainien·nes, on ne sait pas quoi faire d’autre que s’entraider après l’exil. Ce projet est pour moi comme une ballerine puissante, bien que terrassée, résiliente, incassable malgré l’apparente fragilité de son art, particulièrement en temps de guerre », confie celle que le photographe considère comme l’âme d’Unbroken. Avec les autres danseuses, elles furent émues de se retrouver autour d’un projet sur leur pays et de partager leurs histoires, leurs joies et leurs craintes. « Ce sont toutes des femmes plutôt jeunes qui ont dû faire preuve de courage pour quitter leur foyer et leur famille », précise Felipe. « Nous ne savons pas quoi faire, mais nous nous soutenons mutuellement », poursuit Sveltana. 

© Felipe Jácome / Sveltana Onipko© Felipe Jácome / Sveltana Onipko

Sur les images de la série Unbroken, la majorité des mouvements exécutés sont des poses de ballet classique mettant en valeur la force des danseuses ; les autres se concentrent sur les émotions transmises. « Après avoir pris les portraits, nous avons transféré les images sur des panneaux de douilles récupérées dans des stands de tir, explique Felipe. Il a fallu plusieurs mois pour développer notre technique: au début, nous transférions les photos par un procédé à la gélatine d’argent. Le problème est que cette émulsion nécessite une surface plane pour s’étaler uniformément. Et pour aplanir la surface, nous devions verser de la résine époxy sur les douilles, ce qui nous faisait perdre la matérialité et la texture des balles. Nous avons finalement trouvé une solution en imprimant les photos avec une imprimante UV qui utilise une lumière ultraviolette afin de sécher l’encre. » 

« J’ai senti que, dans cette situation difficile, impuissante, c’était la seule façon pour moi d’aider ma patrie. Cela a signifié beaucoup pour moi », confie aussi Anna Shmatchenko. Unbroken a pour objectif de donner de la visibilité à la détresse du peuple ukrainien et de collecter des fonds pour le soutenir. « Tous les bénéfices de la vente des pièces seront reversés à des organisations caritatives qui aident l’Ukraine », complète Felipe Jácome, dont l’approche graphique des images s’inscrit régulièrement dans le prolongement du sens qu’il cherche à trans­mettre. C’était en particulier le cas avec l’une de ses précédentes séries, Caminantes, qui présente des réfugiés vénézuéliens traversant l’Équateur – son pays d’origine – suite à la dévaluation de leur monnaie en 2018 (voir Fisheye #38). Économiste de formation, Felipe a alors l’idée d’imprimer ses images sur des billets de banque dont la valeur est désormais proche de zéro. Une pertinence entre le fond et la forme qui vise à « faire réfléchir le regardeur ». C’est cette même logique qui le conduit plus récemment à imprimer son travail à propos des peuples premiers photographiés en Amazonie équatorienne sur des papiers maculés d’hydro­ carbure pour dénoncer la pollution dont ils sont victimes. Aujourd’hui, avec Unbroken, Felipe Jácome et Svetlana Onipko signent un travail d’une grande justesse avec des images qui font mouche. 

 

Cet article est à retrouver dans Fisheye #55, disponible ici.

© Felipe Jácome / Sveltana Onipko© Felipe Jácome / Sveltana Onipko
© Felipe Jácome / Sveltana Onipko© Felipe Jácome / Sveltana Onipko

© Felipe Jácome / Sveltana Onipko

Explorez
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
Le coup de grâce lors d'une corrida à Madrid © Oan Kim/MYOP
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
À travers un noir et blanc contrasté, qui rappelle la chaleur sèche de l'Andalousie, Oan Kim, cofondateur de l'agence MYOP, montre...
27 octobre 2025   •  
Écrit par Milena III
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
If you want to come and see me, just let me know © Kiko et Mar
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
Fruit d’une résidence d’artiste en Chine, la série If you want to come and see me, just let me know, réalisée par le couple de...
24 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
© Jennifer Carlos
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
Chaque année, le Fonds Régnier pour la Création et l’Agence VU’ unissent leurs forces pour donner naissance à un espace rare dans le...
22 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Maryam Firuzi : broder la mémoire, photographier la révolte
© Maryam Firuzi
Maryam Firuzi : broder la mémoire, photographier la révolte
Photographe et artiste iranienne, Maryam Firuzi explore la mémoire collective et les silences imposés aux femmes à travers une œuvre où...
18 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Peinture, coulée d'or et sculpture : la séance de rattrapage Focus
Zoé Bleu Arquette. Une nuit étoilée, 2025 © Rose Mihman
Peinture, coulée d’or et sculpture : la séance de rattrapage Focus
Les photographes des épisodes de Focus sélectionnés ici proposent de découvrir la photographie à travers différentes techniques...
29 octobre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Touches d’aquarelle, Brésil et festival : nos coups de cœur photo d’octobre 2025
© Cloé Harent, Residency InCadaqués 2025
Touches d’aquarelle, Brésil et festival : nos coups de cœur photo d’octobre 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
29 octobre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Gabrielle Ravet : de l'autre côté du poster, la ferveur des fans
© Gabrielle Ravet
Gabrielle Ravet : de l’autre côté du poster, la ferveur des fans
Entre New York et les salles de concert, la photographe française Gabrielle Ravet explore les communautés de fans comme on scrute une...
28 octobre 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
La sélection Instagram #530 : une étrange nuit d'octobre
© verknipts / Instagram
La sélection Instagram #530 : une étrange nuit d’octobre
Dans la brume, dans les ciels sombres, dans les forêts épaisses, les artistes de la sélection Instagram de la semaine célèbrent les...
28 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger