« Cruise Night », les lowriders ou la mécanique de l’expression

06 avril 2021   •  
Écrit par Julien Hory
« Cruise Night », les lowriders ou la mécanique de l'expression

Avec Cruise Night, Kristin Bedford explore la communauté des lowriders de Los Angeles. Dans un livre à paraître aux éditions DAMIANI, elle met en lumière une culture trop souvent caricaturée par l’ignorance. Un monde de belle mécanique et de couleurs.

Des carrosseries rutilantes, des chromes comme des miroirs déformants, des peintures impeccables, dans son dernier ouvrage, Cruise Night, Kristin Bedford sonde un univers de style et de caractère. Habituée aux portraits discrets des mouvements culturels américains, la photographe plonge dans le circuit fermé des lowriders américano-mexicains. Pendant cinq ans, en Californie et dans le Nevada, elle a assisté à des centaines de soirées, de salons souvent réservés aux initiés, mais aussi des mariages et des enterrements. Il en ressort un corpus d’images original autour de cette pratique plus ancienne qu’il n’y paraît. Avant de se dissoudre dans la galaxie hip-hop dont il est devenu un des emblèmes, le lowriding est une question d’histoire, d’héritage et d’identité.

Dans un précédent article, nous revenions sur cet usage qui viendrait de la tradition du Paseo mexicain. Une coutume dans laquelle les garçons et les filles se réunissaient dans les centres-villes afin de se jauger et flirter. Les jeunes hommes, cavaliers, préparaient leurs montures avec luxe et brillance. Des décennies plus tard, les voitures ont remplacé les chevaux. Aux yeux des profanes, tout ceci ne pourrait ressembler qu’à du simple folklore. Mais depuis les années 1940, la tradition du lowriding a fourni à cette communauté un moyen de se faire entendre, d’être vue, d’exister. C’est en ayant conscience de ces enjeux que Kristin Bedford a abordé son sujet.

© Kristin Bedford

Un respect mutuel

« À la base de tous mes projets, il y a un intérêt pour la justice sociale et la façon dont les communautés expriment leurs droits civiques dans une société qui les marginalise souvent, explique la photographe. Je suis venu au lowriding en me demandant en quoi la personnalisation d’une voiture représente une voix — politiquement, culturellement, créativement. » Une approche presque sociologique qui a su convaincre les lowriders qu’elle a rencontrés. En prenant le temps nécessaire pour saisir tous les aspects de cette sphère particulière, elle a réussi à instaurer un respect mutuel. Une démarche qui lui est essentielle afin de porter un regard nouveau et honnête sur un monde caricaturé à l’envie par les médias.

« Je passe 90% du temps à écouter et à essayer de comprendre les gens, développe Kristin Bedford. Les 10% restants, je fais de la photographie. Les relations et la confiance sont au cœur de mon process. Je garde mon appareil pour  que les gens m’identifient et sachent pourquoi je suis là. Mais ma priorité est de créer du lien, une connexion personnelle avec eux. » Privilégiant la spontanéité des situations à la mise en scène, cette immersion totale de la photographe dans cet environnement à part lui permet d’éviter les clichés et de sonder l’âme de cette culture. Pourtant, cette acceptation de la part de la communauté n’était pas acquise d’avance. Elle entrait dans une société dominée par les hommes.

© Kristin Bedford

Casser les codes

Depuis les origines de la commercialisation des automobiles, cette industrie s’est presque exclusivement adressée aux hommes. Les publicitaires en ont fait un signe distinctif de virilité, de pouvoir et de domination. En somme, un symbole du patriarcat en puissance. Fréquemment réduite à l’état d’objet stéréotypé et docile, la femme devient un argument de vente. Instinctivement, Kristin Bedford a cassé les codes de la représentation alors même que la communauté des lowriders semble régie par la masculinité. « J’ai compris pourquoi je n’avais jamais vu d’images telles que celles-ci auparavant, analyse-t-elle. L’imagerie à prédominance masculine dépeint les femmes comme des accessoires sexuels qui posent en maillot de bain ou en lingerie à côté d’une voiture. J’ai l’impression qu’il a fallu une femme photographe pour briser ce moule de préjugés. »

Malgré l’expérience, pour Kristin Bedford, cette condition féminine dans le cadre de son travail est une révélation. « Pendant toute ma carrière, je me suis considérée comme “un photographe”, confie-t-elle. Au cours de ce projet, j’ai réalisé pour la première fois que j’étais “une femme photographe”. C’est en découvrant les portraits que j’ai faits des femmes de la communauté des lowriders que j’ai saisi que nous étions en présence d’images faites par une femme connectée à d’autres femmes.» C’est peut-être pour cela que Cruise Night se distingue des ouvrages consacrés à cette culture. Comme le souligne Eve Schillo, conservatrice du département photographique du Musée d’art du comté de Los Angeles (LACMA), à propos de ce projet : « L’approche de Kristin Bedford captive par son regard féminin unique, une rareté dans la culture de l’automobile à travers les genres. »

Cruise Night, DAMIANI, 50€, 144 p.

© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford© Kristin Bedford

© Kristin Bedford

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