Installé en Allemagne, Raphael Schumacher présente une série, à la frontière du reportage et de la photographie esthétique, sur le démantèlement de la ZAD de Lützerath. Amené à être démoli pour favoriser l’extension d’une des plus grandes mines de lignite d’Europe, ce village a été évacué par les forces de l’ordre allemandes en janvier dernier. Entretien avec un photographe documentaire à la démarche graphique et artistique.
Fisheye : Quand as-tu commencé à capturer ton environnement ?
Raphael Schumacher : Relativement tard. Après le lycée, mes parents m’ont offert mon premier appareil photo reflex mono-objectif. Je me suis dit que je devais tout capturer, puisque j’étais désormais un oiseau libre qui pouvait explorer le vaste monde. Je ne déballais l’appareil que lorsque je voyageais. Les années ont passé jusqu’à ce que je commence à étudier le design et la communication. C’est à ce moment-là que le feu a pris. J’ai regardé de nombreux clichés, écouté des histoires de succès, de tristesse, de lutte ou de souffrance. C’est ainsi que j’ai développé un sentiment distinct pour une photographie porteuse d’émotion.
Comment définirais-tu ton approche du médium?
Je me suis rendu compte depuis longtemps que mon intuition est la clé d’une bonne photo. J’apprends encore à l’écouter. Mon cerveau fonctionne plus lentement que mon œil ou mon déclencheur. Je ne comprends ce que j’ai manifesté visuellement que des jours, des semaines ou des mois plus tard. C’est toujours un processus intéressant. Je vois ma qualité de photographe principalement par mon intuition, qui atteint son apogée lorsque je sors de ma zone de confort.
D’où-t-est venue l’idée d’aller photographier l’évacuation de Lützerath ?
Je suis rentré d’un voyage en Inde quelques jours plus tôt, j’ai dû m’acclimater à nouveau et je n’avais pas vraiment envie d’y aller pour être honnête. Mais comme je suivais en même temps les événements à Lützerath, je savais ce qu’il s’y passait. D’une part, parce que le sujet m’intéresse beaucoup, et d’autre part, parce que l’endroit où j’ai grandi se trouve à quinze kilomètres de la mine à ciel ouvert de Garzweiler II. Ce sujet bourdonne dans ma sphère mentale depuis toujours. De ma chambre d’enfant, je peux voir les excavatrices de charbon et les débris de la gravière. C’est tout simplement fou.
J’y suis donc finalement allé, sachant qu’il me serait difficile d’y accéder sans carte de presse. Heureusement, j’avais un contact dans un quotidien allemand qui m’a envoyé une mission de manière relativement spontanée.
Quelle est la situation actuelle dans le village ?
Après une opération d’évacuation par la police qui a duré environ deux semaines, le village est maintenant calme. Il y a des manifestations isolées autour de Lützerath, mais le village lui-même a été nettoyé. L’exploitation du lignite, autorisée par la loi, va bientôt commencer.
Concernant ces manifestations, Greta Thunberg a déclaré : « l‘Allemagne est ridicule ». Qu’en penses-tu ?
Oui, c’est paradoxal. D’un côté, plus de 700 scientifiques ont signé une lettre ouverte appelant à un moratoire sur Lützerath et le charbon qui se trouve en dessous. Cet appel explique que l’Allemagne va manquer ses objectifs climatiques. Or ces objectifs ne sont même pas suffisants pour atteindre la limite de 1,5 degré de l’Accord de Paris.
L’enjeu ne se limite pas au charbon qui se trouve sous Lützerath. Les analyses de l’Institut allemand de recherche économique (DIW) indiquent que la suppression d’autres villages n’est pas nécessaire, les réserves de lignite sous-jacentes permettent de répondre à la demande d’électricité au lignite. Comment un observateur silencieux de cette situation ne peut-il pas trouver cela étrange ? Il serait du devoir des politicien·nes et des expert·es de vérifier correctement les chiffres. L’énergéticien allemand RWE est toujours à la manœuvre lorsqu’il s’agit de collecter des données et gagner beaucoup d’argent.
En France, notamment lors de manifestations des gilets jaunes, des photojournalistes ont été blessé·es, malgré l’autocollant « presse » sur leur gilet pare-balles. T’es-tu senti en danger durant cette manifestation allemande ?
Étrangement, je me sens toujours relativement heureux et sans stress dans ces situations exceptionnelles. Je parviens à me comporter de manière très instinctive et intuitive et j’essaie toujours d’être un observateur participatif qui veut comprendre les deux parties avec empathie et qui ne se fait donc guère remarquer. C’est peut-être ainsi que j’échappe aux attaques ou aux déclarations hostiles. Le droit de la presse est très bien considéré ici en Allemagne. Nous en profitons toutes et tous, c’est extrêmement important pour un certain pluralisme.
De plus, même la police voit le problème du réchauffement de la planète. Je ne veux pas prendre parti, mais elle a aussi les mains liées d’un point de vue purement juridique. Nous vivons, heureusement, dans un État de droit, tout se fait « proprement ».
Quel est ton meilleur souvenir pendant la réalisation de cette série ?
Il y avait une dramaturgie intéressante le jour de la manifestation. Je suis arrivé en tant que personne neutre, je me suis clairement identifié comme photographe et j’ai été traité comme tel. J’ai observé l’agitation toute la journée et l’ai capturée. Mais à un moment donné, j’ai retrouvé mon ami Lutz. Je me suis vite intégré aux manifestant·es et retrouvé au premier rang, bras dessus bras dessous avec d’autres participant·es. On peut parler d’un coup du sort naturel.
Tes images sont le plus souvent en noir et blanc. Quel est ton rapport à cette coloration ?
Je suis un fan de la simplicité : dans la réception d’une œuvre d’art, dans le récit d’une histoire, dans le déroulement d’une scène de film ou même dans le regard d’une photographie. Intrinsèquement, l’œuvre peut être complexe, mais pour moi, le premier contact avec l’œuvre doit toujours avoir cette simplicité inhérente. D’où le choix de la couleur. Je crée une sorte de composition graphique de choses que je photographie en m’orientant sur la forme, la structure, des détails. C’est comme fabriquer de la concentration à l’ère du désordre. Surtout à Lützerath, où je voulais documenter une réalité concrète. Je me suis dit que j’évoluais dans une esthétisation de la réalité… Mais je ne m’en veux pas, c’est juste ma façon de travailler.
Peux-tu nous présenter ton image favorite ?
Elle visualise une confrontation des deux parties, les forces de l’ordre et les manifestant·es. Une confrontation de deux approches, attitudes, émotions ou encore de deux réalisations techniques humaines différentes pour générer de l’énergie.
Un projet futur dont tu souhaites nous parler ?
Mon épopée en Inde a été une expérience drastique et un voyage émotionnel. J’ai été capable de visualiser ce que j’ai ressenti sur place : essentiellement de la solitude dans la communauté. Je suis très heureux, car les images capturées durant ce voyage vont être exposées du 9 au 19 mars prochain à la Galerie/76 à Berlin. L’exposition s’intitule loneliness in togetherness.
© Raphael Schumacher