D’une longue relation amoureuse à distance, à l’exil de l’être aimée, en passant par les crises mondiales actuelles, le duo Jeanne et Moreau mêle images d’archives et histoires personnelles dans un projet artistique pluridisciplinaire. Lié·es au quotidien par l’amour qui les unit, Randa Mirza et Lara Tabet se livrent avec intimité et pugnacité sur les multiples thématiques que la vie leur a imposées. Entretien avec ces deux artistes captivant·es.
Fisheye : Jeanne et Moreau, qui êtes-vous ?
Randa Mirza : Jeanne et Moreau est une collaboration artistique qui a débuté avec ma conjointe, Lara Tabet, lorsqu’on était en relation à distance. En 2018, nous avons commencé à travailler sur les fichiers qu’on s’était envoyés durant ces cinq années loin l’un·e de l’autre. Les images, les tchats, les vidéos… Toute cette data qui est générée par une communication à distance à travers les outils téléphoniques de nos jours.
Lara Tabet : Notre méthodologie consiste à mettre en commun notre banque d’images et la traiter comme une archive en expansion et constante évolution. On crée des motifs et des liens sous forme de visuels, d’objets et d’installations. Cette collaboration témoigne de notre quotidien dans une fusion entre l’intime et le politique, l’autobiographique et le fictionnel.
Comment le 8e art s’est-il immiscé dans vos vies ?
Randa Mirza : J’ai commencé la photo quand j’avais 18 ans, à l’université. Je faisais des études de publicité et il y avait un cours de photographie, c’était l’un de mes préférés. Quand j’ai réalisé que je ne voulais pas faire de la publicité, c’est vers ce médium que je me suis tournée. J’ai suivi des cours puis j’ai organisé des expositions individuelles. Lors de l’avènement du numérique, j’ai acheté un appareil photo, un ordinateur et j’ai commencé à apprivoiser, en autodidacte, cette transition technologique. Aujourd’hui, je suis photographe, vidéaste et performeuse.
Lara Tabet : J’ai également débuté la photographie durant mes études, de médecine. J’ai été invitée par un collectif de photographes, pensant que je l’étais aussi, à une exposition collective. Depuis, je n’ai jamais cessé de pratiquer le médium. Médecin biologiste et artiste chercheuse, mon travail se trouve à l’intersection entre art, politique, sciences environnementales et médicales à travers la photo, la vidéo, l’installation et le bio-art.
De quelles thématiques se compose votre collaboration ?
Randa Mirza : Nous avons échangé énormément de clichés sur notre messagerie WhatsApp lors de notre relation à distance. Il s’agissait majoritairement d’images très intimes qu’on n’a pas l’habitude de voir dans la sphère publique. Le nude, par exemple, pris par un téléphone portable pour une utilisation personnelle dans un but de séduction et non pas un but public, avait un caractère très intéressant. On s’est donc interrogé·es sur ce qui est public, ce qui ne l’est pas. Et surtout, ce que l’on peut rendre public et comment rendre public.
Notre démarche se rapproche de celle de tout·e utilisateur·rice de réseaux sociaux qui curate sa propre image, se fabrique un personnage et communique à travers les outils internet en choisissant quoi montrer et ne pas montrer de sa vie. L’objectif ? Donner une vision bien précise d’un imaginaire que l’utilisateur·rice s’est conçu·e lui·elle-même. Pour nous, cette idée s’apparente aussi à celle des relations amoureuses dans ses rapports érotiques et de séduction.
Vous offrez une vision poétique de l’ère des nudes et des sextos. Quel regard portez-vous sur ces contenus ?
Randa Mirza : Ce type de contenus est très nouveau. Il vient bouleverser les canons de la sexualité et du nu. Je considère les nudes comme une nouvelle photographie. Ces technologies visuelles représentent cette possibilité d’être à distance dans une relation amoureuse tout en construisant un rapport érotique et la connaissance d’une personne. Que ce soit par un texte, une image ou un son, tous les moyens sont utilisés pour connaitre l’autre et communiquer avec. Je pense que cela a permis le déploiement de beaucoup de relations à distance, nous sommes loin du temps des relations épistolaires. Et c’est ce qu’on interroge dans Jeanne et Moreau : l’instantanéité de cette communication.
Lara Tabet : Nous jouons beaucoup avec les limites du public et du privé. Certaines oeuvres ont parfois des contenus assez crus, mais sont balancées par un contrepoint plus retenu. Cette tension nous intéresse particulièrement. Nos photos sont assez simples dans leurs compositions, mais aussi très évocatrices.
Vivez-vous toujours votre relation à distance ou la vie vous a-t-elle réunies?
Randa Mirza : Lara était établie à Beyrouth, au Liban, pays dont nous sommes originaires tou·tes les deux. Mais depuis deux ans, elle m’a rejoint à Marseille, où je suis installée depuis de nombreuses années.
Avec Jeanne et Moreau, le sujet a été pendant longtemps la relation à distance et les interfaces numériques, la séduction et le rapport sexuel, l’idylle, le voyage, la rencontre et puis, plus récemment, les évènements politiques au Liban. En effet, la révolution du pays en octobre 2019, suivie de l’effondrement économique puis, l’explosion du port de Beyrouth en août 2020 qui a chassé Lara de son appartement a accéléré le processus de retrouvailles à Marseille. La première partie de notre projet en duo End-to-End Encrypted a donc laissé place à une nouvelle série Nothing is happening. Delete the picture!.
Nothing is happening. Delete the picture! correspond à une nouvelle étape dans votre vie artistique et personnelle. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Randa Mirza : L’idée est de travailler sur cette phase d’exil, de ce qui s’est passé dans notre pays, et de comment construire notre vie de couple dans un autre pays durant une pandémie. Ces crises infinies, que ce soit au Liban ou plus largement dans le monde entier, comme la guerre en Ukraine, l’inflation, la crise écologique sont des thématiques que l’on aborde dans ce volet. Avec nos archives communes et des images capturées au fur et à mesure de nos vies, on souhaite communiquer autour d’évènements dont on est témoins.
Quel est l’évènement le plus marquant que vous avez pu documenter ?
Randa Mirza : Dans la sous-série View from home, réalisée durant la pandémie depuis l’appartement de Lara qui donnait sur le port de Beyrouth, nous avons installé un adaptateur sur des jumelles afin de capturer les immeubles aux alentours et la vie de quartier. Suite à l’explosion, le logement a été complètement détruit, quand on est revenu le lendemain constater les dégâts, les jumelles étaient intactes. On a commencé à faire des photos dans l’intention de documenter ce nouveau paysage d’une ville brisée. Puis l’année dernière, en regardant ces archives, on a réalisé qu’on avait photographié le même angle avec une technique identique lors de la pandémie. Cet avant après fait beaucoup référence à la stéréoscopie. Dix images découlent de cette série, mais celle du port me touche énormément.
Que pouvons-nous souhaiter à Jeanne et Moreau ?
Randa Mirza : On a gagné cet été le prix Polyptyque en montrant une partie de Nothing is happening. Delete the picture!. C’est un travail qui se construit au fur et à mesure, en creusant dans nos archives. On poursuit nos prises de vue lors de nos voyages au Liban, en France et à l’étranger. Et on prend de la distance par rapport à ce qui s’est passé.
Lara Tabet : On continue à regarder nos archives, souvent au bord de l’eau, afin de poursuivre l’exploration du monde qui nous entoure.
© Jeanne et Moreau