Jusqu’au 5 octobre 2025, à l’occasion des Rencontres de la photographie d’Arles, Kikuji Kawada investit l’espace Vague pour une exposition inédite en France. Endless Map – Invisible rassemble cinq de ses séries emblématiques. Produite par Kyotographie et Sigma, elle plonge les spectateur·ices au cœur du Japon d’après-guerre, en proie aux bouleversements socio-économiques.
Comme à l’accoutumée, à Arles, le noren (rideau fendu traditionnel japonais apposé à l’entrée des magasins, des restaurants ou des maisons) de Kyotographie flotte à l’entrée de Vague, le café studio du designer japonais Teruhiro Yanagihara. C’est dans cet écrin aux épais murs de pierre que s’est installée l’exposition Kikuji Kawada, Endless Map – Invisible, produite par Kyotographie et Sigma à l’occasion de la 56e édition des Rencontres d’Arles et dont la scénographie est pensée par Hiromitsu Konishi et l’artisan washi (papier traditionnel japonais) Wataru Hatano. À peine le pas-de-porte passé, une large table basse accueille les visiteur·ses. Dessus, un monde visuel s’y déploie : celui de l’artiste japonais Kikuji Kawada (né en 1933), figure majeure de la photographie japonaise d’après-guerre et cofondateur du collectif VIVO. On y observe le Genbaku-domu, vestige du bombardement de Hiroshima le 6 août 1945, des bouteilles de Coca Cola qui semblent à moitié enfouies dans la terre ou des textures rocheuses. C’est l’expression tangible du photographe face à l’histoire contemporaine de l’Archipel, de la défaite de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, en passant par le miracle économique. Pour la première fois en France, il réunit cinq de ses séries emblématiques – The Map, Endless Map, The Last Cosmology, Los Caprichos et Vortex – qui mettent en lumière les bouleversements socio-économiques du pays, d’hier et d’aujourd’hui. « Ce sont des images traversées par des rêveries. Je n’avais pas prévu qu’elles formeraient un ensemble, mais en se superposant, elles ont fait naître des métaphores propres à la photographie », confie-t-il en évoquant l’ensemble de son œuvre qui s’étend sur six décennies.
Une critique éclairée
S’il y a bien un fil rouge dans travail de Kikuji Kawada, c’est la critique éclairée et poétique d’un Japon en mutation. « Les premiers tirages de The Map virent le jour il y a près d’un demi-siècle dans l’obscurité d’un laboratoire, sur un papier léger et fragile », est-il écrit sur les cartels d’exposition qui sont des textes de l’artiste. Cette série débutée en 1959 au lendemain de la guerre, et publiée sous forme de livre en 1965, retrace la reconstruction collective du Japon face au traumatisme des bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Les noirs profonds, symboles de désespoir, cohabitent avec des vues d’objets provenant de l’iconographie d’une croissance économique en redevenir. En s’appuyant sur l’allusion pour dépeindre le réel, ces clichés s’écartent significativement des conventions de la photographie documentaire traditionnelle de cette période.
Dans la pièce attenante trône une cimaise rouge bordeaux. Dessus sont accrochées des images de ciel et de ciel profond. Éclipse, croissant de lune, nuages flamboyants, blancs ou sanglants. « Le soleil, en tant que symbole, s’est retiré dans les nuées, laissant derrière lui un mystère non résolu », lit-on sur le cartel d’exposition, issu d’un texte écrit en 2018 par Kikuji Kawada dans 100 Illusions (Canon S Gallery). The Last Cosmology s’empare du ciel comme théâtre d’un monde en évolution permanente. L’artiste poursuit : « Ce travail explore les illusions générées par l’interaction de la lumière et de l’ombre, où l’image devient lieu de résonance entre visible et invisible. » Ici, les événements rapportés servent de métaphores, reflétant à la fois le climat oppressant de la guerre froide et les importantes mutations socio-économiques que le Japon a connues à la fin de l’ère Shōwa (1926-1989). Ces mêmes bouleversements sont par ailleurs retranscrits dans la série Los Caprichos qui dialogue avec The Last Cosmology à Vague. Inspiré de gravures du même nom réalisées par le peintre espagnol Francisco de Goya, ce travail, reposant sur la juxtaposition, nous transporte dans un labyrinthe architectural, ou sous l’eau, expression d’un enfermement – peut-être une façon de cartographier l’angoisse et le bouillonnement capitaliste qui règne. Kikuji Kawada porte ainsi un regard acéré sur la croissance économique du pays.
Revisiter ses œuvres pour faire perdurer la mémoire
Dans la poursuite d’une mémoire collective, Kikuji Kawada revisite ses œuvres. À l’aune de la pandémie de Covid-19, le photographe porte un regard renouvelé sur The Map, révélant Endless Map, « non plus une série close, mais une carte infinie », précise-t-il. Se laissant séduire par le washi et les imprimantes à jet d’encre, il recompose sa série initiale, faisant évoluer les récits et les émotions qu’elle encapsule. « Peu à peu, les spectres de cette fable se fondent en énigmes sans visage. Et peut-être Endless Map, né au seuil de l’an 2020 dans ce nouveau temps de “peste” planétaire, cherche-t-il à murmurer les augures d’un avenir grotesque, traversé d’ironie mordante », dévoile-t-il sur le cartel d’exposition. Il fait de même avec Los Caprichos, qui aujourd’hui se présente en œuvre complète. « On a cru que Los Caprichos était destiné à la publication, mais aucun magazine ne peut contenir autant d’images. Il fallait une boîte, un titre pour en faire une œuvre durable. Ce coffret est devenu pour moi un théâtre du monde – un caprice de l’esprit, comme une carte en expansion », soutient Kikuji Kawada. Enfin, dans de sombres voûtes intimistes de Vague, deux projections envoutantes intitulées Vortex défilent sous les yeux intrigués des spectateur·ices. Elles sont issues d’un large corpus d’images que Kikuji Kawada publie sur son compte Instagram. Les formes de tourbillons et les couleurs criardes traduisent d’une exploration cosmique, d’un trouble, celui qu’on ressent face à l’instabilité de la société contemporaine.