Avec Zilverbeek (Silver creek), Lucas Leffler explore le mythe d’un ouvrier qui aurait fait sa richesse avec la boue qui tapissait le fond d’une rivière. À l’intérieur se cachait l’argent éliminé par une usine de fabrication de pellicules photographiques. Un récit entre archive et conte, recherche et performance, matière et abstraction. Entretien.
Fisheye : Peux-tu te présenter ?
Lucas Leffler : Je m’appelle Lucas Leffler, et je suis artiste visuel et photographe. Je vis et travaille à Bruxelles. J’ai découvert la photographie pendant mes études en communication à l’IHECS (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales), à Bruxelles, en Belgique. Ça m’a tellement plu que j’ai décidé d’arrêter ces études pour me concentrer sur la photo et la vidéo.
Comment décrirais-tu ton approche artistique ?
Je n’ai pas un écriture fixe, ou encore une technique, un format de prédilection. Je touche à tout. Dans mes projets, la seule constante est l’expérimentation et une fascination pour la matière – lors de la prise de vue, mais aussi pendant le tirage. J’explore les différentes possibilités techniques du médium en travaillant différents procédés, et j’essaye de rattacher les œuvres obtenues, et même le processus de travail en lui-même, à des récits, ou à une problématique. Je fais tantôt de la mise en scène, des natures mortes très propres avec un procédé numérique par exemple, et tantôt un travail abstrait en chambre noire avec un procédé argentique. Je porte également une attention particulière à la matière. La matière des éléments, organique ou inorganique, son histoire et la symbolique qu’elle évoque.
Comment est née la série Zilverbeek (Silver creek) ?
En 2017, j’ai entamé un projet de recherche autour de l’usine belge Agfa-Gevaert, à Anvers. Je travaillais assez largement sur l’industrie de la photographie argentique, je m’intéressais à son évolution avec le développement du numérique. J’avais notamment photographié l’usine Ilford près de Manchester. Et c’est dans les archives de l’usine belge Agfa-Gevaert que j’ai découvert les articles qui parlent de cette curieuse histoire du ruisseau d’argent.
Peux-tu nous raconter cette histoire ?
Entre les années 1920 et 1950, l’usine Agfa-Gevaert a accidentellement écoulé des tonnes d’argent dans un ruisseau. Elle était le déchet de sa production de pellicules photographiques. Les boues du ruisseau étaient alors colorées en noir par l’argent, ce qui lui valut le nom de Zwarte gracht (la rigole noire) ou Zilverbeek (le ruisseau d’argent). Puis, en 1927, le mythe commence. Un fabricant d’outils à l’usine s’est rendu compte de la fortune perdue quotidiennement. Il inventa alors secrètement un système pour récupérer l’argent des boues du ruisseau. Après les avoir drainés, il transportait les boues séchées vers une usine métallurgique locale pour extraire l’argent. Ce dernier pouvait récupérer autour d’une demi-tonne d’argent par an, ce qui lui rapportait bien plus que son salaire à l’usine. Il a continué ce petit business pendant à peu près 30 ans. Mais à partir des années 1950, l’usine a installé plusieurs stations d’épurations et était donc capable de récupérer l’argent contenu dans ces eaux avant de les rejeter. Il n’y a donc plus d’argent dans les boues du ruisseau. Par ailleurs, Agfa-Gevaert ne produit quasiment plus d’émulsions argentiques aujourd’hui. Avec l’apparition du numérique, elle s’est reconvertie aujourd’hui dans l’industrie de l’imagerie médicale et de l’impression.
En répétant ce processus d’extraction d’argent, ton travail relève-t-il de la performance ?
Je n’ai jamais réellement extrait d’argent de cette boue comme il y en a plus depuis 50 ans. Par contre, il y a une dimension performative à ce travail, dans le sens où je revisite une histoire passée que je tente de réactiver par le biais de l’enquête et de la mise en scène. Je reprends ci-dessous les mots de Yuna Mathieu-Chovet, fondatrice de l’artist-run space Plagiarama à Bruxelles, qui décrit brillamment cette pratique performative du “re-enactment” qui interroge l’histoire et son écriture : « Il ne s’agit ni de refaire l’histoire ni de la répéter, mais plutôt de rejouer pour le présent des événements ou des expérimentations qui ont été minorées, parfois ignorées par l’histoire ». Selon elle, j’ai participé au « principe contemporain de réévaluation historique, dans le sens d’un questionnement des valeurs qui la sous-tendent ».
Reconstitution historique ou un conte poétisé ?
Le projet flirte un peu avec les deux. Cette histoire m’a d’abord intéressé pour la véracité des faits. C’est bien parce que cette histoire fabuleuse a réellement eu lieu que j’en ai fait une recherche. Mais, j’ai tenté de réinterpréter ces faits en les fictionnalisant. En me mettant moi-même en scène près du ruisseau, comme si j’étais l’ouvrier-orpailleur (ou argentpailleur). Par la suite cette réinterprétation a pris la forme d’expérimentations en chambre noire.
Peux-tu raconter ces différentes expérimentations ?
J’ai développé une technique d’impression photo-argentique en utilisant cette boue comme matière première. Les sels d’argent retrouvent alors leur propriété photographique – c’est-à-dire celle de faire apparaître une image par leur photosensibilité à la lumière. L’idée est de mélanger les boues que je récupère dans le ruisseau avec des produits argentiques afin d’obtenir une matière photosensible. J’applique ensuite ce mélange sur des supports en papier et je tire mes négatifs dessus en chambre noire. J’ai récemment été invité par le site anglais Alternative processes à décrire cette technique très personnelle que je développe depuis quelques années.
Je travaille également beaucoup sur des tôles en acier. C’est un métal qui s’oxyde rapidement s’il n’est pas traité, et qui évoque le contexte industriel de cette histoire. J’oxyde ces tôles et j’imprime à la surface des images de l’usine via des procédés numériques, ou argentiques. Cela me donne une forme plus monumentale et industrielle à mes installations.
En quoi la notion d’archive est-elle centrale ici ?
Le projet a démarré avec des documents industriels auxquels j’ai été confronté à l’usine. À l’époque, j’étais très intéressé par divers travaux photo réalisés autour de l’archive industrielle, comme le livre Evidence de Larry Sultan et Mike Mandel. Beaucoup le considère comme un des premiers projets photographiques fondés entièrement sur une appropriation d’archives. Plus récemment il y a aussi le travail Wolfgang de David Fati. Dans le cadre de Zilverbeek, (Silver Creek) j’utilise ces annales pour leur valeur documentaire. Ils renseignent sur ce qu’était une industrie photographique à l’époque. Depuis peu, j’ai entamé un processus de réinterprétation de ces derniers pour en réaliser quelque chose d’autre. Je transfère les images sur des films que je tire par la suite en chambre noire, en les solarisant lors du développement. Il y a un effet de disparition chimique de l’image qui rentre en adéquation avec le sujet – c’est-à-dire l’obsolescence d’une technique et de son industrie.
Peux-tu nous parler de ton rapport à la matière dans ce projet ?
Dans le cadre de cette recherche, j’ai commencé très tôt à expérimenter avec divers procédés chimiques pour altérer mes négatifs. J’utilisais du persulfate d’ammonium pour assombrir les parties denses de l’émulsion tout en gardant de l’information dans les zones claires. Je suis fasciné par la matière, et par les matériaux. En photographie conventionnelle, la matière est assez limitée à celle du papier. Dans le cas de ce projet, j’ai trouvé plus juste d’inclure la boue du ruisseau dans les images résultantes. Quand je pense à une boue qui fut jadis riche en argent, j’imagine une mixture qui peut être utilisée pour faire apparaître une image photographique. Évidemment c’est une vulgarisation technique, ça n’aurait pas pu être possible même à l’époque où la boue était polluée.
Finalement, quelles problématiques soulève ce projet ?
On me questionne beaucoup au sujet des enjeux écologiques liés à cette histoire. C’est important, mais l’enjeu qui me parle le plus est celui de la matérialité de l’image photographique. Je reprends les mots de Michel Poivert : « Depuis une génération, la photographie connaît un courant sensible à sa rematérialisation alors que la culture numérique s’est imposée. Nombre de photographes pratiquent une archéologie du médium, lancent des tentatives de reconnexion à la nature et au travail de la main. La photographie cherche à se distinguer de l’image comme simple donnée, et propose aujourd’hui de refonder les valeurs de l’expérience. Dans ce nouveau mode d’existence de la photographie, c’est la question même de l’image dans notre société qui est reposée par les photographes ».
Zilverbeek (Silver creek), the Eriskay Connection, 20 €, 36p.
Zilverbeek (Silver creek) © Lucas Leffler