À la mort de son père, la photographe Ioanna Sakellaraki est retournée dans son pays natal, la Grèce, jusqu’à la péninsule de Magne, à la recherche de représentations du deuil. Dans The truth is in the soil, récit abstrait inspiré par les complaintes grecque, elle interroge les notions d’absence, de présence et de fiction liées à la mort, cette entité mystérieuse.
Fisheye : Qui es-tu ?
Ioanna Sakellaraki : Je suis une photographe d’origine grecque installée à Londres. À l’université, j’ai étudié le photojournalisme ainsi que les cultures étrangères et l’urbanisme. Je développe dans mes séries les thèmes de la mémoire et de la perte, des sujets étroitement liés à la Grèce, qui possède une aura et une place ambiguë dans ma vie. Mon boîtier me permet de construire un espace où le fantasme et la perte évoluent au cœur d’un univers transformatif, et aux frontières de la fiction.
En quoi la photographie a-t-elle influencé ton parcours de vie ?
C’était un long et lent parcours. Je vis à l’étranger depuis dix ans maintenant, j’ai quitté la Grèce à 18 ans, et j’ai habité dans sept pays européens depuis, en m’y installant en fonction de mes études et de mes emplois. Si la photographie a toujours fait partie de ma vie, mes études m’avaient poussée vers une autre carrière. Pourtant, le 8e art n’a jamais été un simple hobby, je lui dédiais tout mon temps libre, jusqu’à ce que, finalement, j’arrête toutes mes autres activités. Cette pratique prend énormément de temps et d’énergie : je lui ai dédié ma vie, et elle m’a transformée. Grâce à elle, je suis devenue plus patiente et résistante, plus curieuse envers mon environnement, et plus vivante.
Comment est née la série The truth is in the soil ?
Après la mort de mon père, il y a trois ans, je suis retournée en Grèce, où j’ai, comme ma mère, cherché refuge dans nos croyances et notre culture. La photographie s’est alors imposée comme un moyen d’accepter cette perte. L’image fige les choses lorsqu’elles disparaissent, et nous donne la possibilité de les utiliser, à travers la fiction. Les clichés de cette série se trouvent quelque part entre le réel et l’irréel, et permettent au regardeur de voir ce qu’il souhaite, d’apercevoir une autre réalité.
En développant The truth is in the soil, je me suis également intéressée aux communautés traditionnelles des dernières pleureuses professionnelles de la péninsule de Magne, à la recherche d’un moyen de faire le deuil. Ce sont elles, les figures voilées qui peuplent ma série.
Qui sont ces pleureuses ?
Si beaucoup connaissent Magne pour ses gigantesques falaises et ses villages pittoresques, la péninsule est le foyer d’une tradition ancestrale : le rituel des complaintes. Considérées comme un art, ces complaintes remontent à l’âge d’or des tragédies grecques, au cours desquelles une chanteuse, accompagnée d’un chorus, se produisait. Les femmes les plus talentueuses – et les plus fortes, capables de supporter l’émotion d’un enterrement – ont été plus tard engagées par des familles pour lancer les lamentations à la fin des cérémonies. Aujourd’hui, le vieillissement de la population et les difficultés liées à la situation économique en Grèce ont presque fait disparaître cette profession. The truth is in the soil se développe à la manière d’un mythe, où les notions de vie et de mort sont contextualisées par la psychologie et la théâtralité grecques.
En quoi la notion d’espace est importante dans cette série ?
La notion d’espace a toujours fait partie intégrante de mon travail, mais elle commence aujourd’hui à prendre la forme d’une entité. Dans ce projet, la mort elle-même devient l’espace, les silhouettes de femmes en deuil se transforment en paysages, des figures informes, obéissant à leurs propres lois. D’une certaine manière, ce processus m’a aidé à me distancer du concret, du présent. La Grèce est une source d’inspiration constante pour moi, mais la façon dont je la représente est imaginaire. J’aime l’idée que notre terre natale existe en dehors de notre mémoire, qu’elle rejaillit lorsqu’on s’y rend, comme un cycle infini.
La série joue avec les notions de rêve et de réalité. Pourquoi ?
Aller à la rencontre de mes sujets, interagir avec eux et les photographier m’a aidé à m’ancrer dans la réalité. Cependant, la réalisation d’un projet autour du deuil nécessite de s’immerger dans ses propres souvenirs, et de confronter sa perte de mémoire. Je voulais illustrer ce que l’on perd : ce que nous « reconstruisons » d’une personne une fois qu’elle est décédée. C’est donc un récit qui devient finalement fiction.
Je souhaitais aussi intégrer des rituels à mon histoire sans les documenter, en donnant simplement à voir l’importance de la spiritualité dans un tel moment. J’ai donc pris le temps de réaliser des œuvres qui transcendent mon sujet : un espace où la mort peut exister. Je ne cherche pas à photographier un monde tangible, mais plutôt à m’en détacher, à briser les images qui représentent le réel tel qu’il est, pour créer un nouveau langage visuel.
Ton travail tend vers l’abstraction. La mort est-elle un concept abstrait pour toi ?
Je vois la mort comme une énigme sans réponse, aux interprétations multiples, subjectives comme objectives. Mes images oscillent entre l’envie de se protéger contre la mort, et de nouer avec elle une relation plus libre. J’ai utilisé des symboles comme points de départ, qui nous sont inconnus, mais pas complètement étrangers, pour représenter une force dévorant le visible. Dans mon travail, j’essaie de développer une forme de pensée relevant de la fiction qui devient ensuite une « image impossible » : elle n’existe que lorsqu’elle doute d’elle-même et ne peut être complètement formée qu’après sa mort.
Ta famille a-t-elle joué un rôle dans ton projet ?
Mon projet a vu le jour lorsque je me suis intéressée au rôle de la photographie dans le deuil. L’observation de ma famille et ma culture a permis aux images d’émerger. Les photographier – notamment ma mère – était quelque chose d’inédit, tout comme le deuil : j’ai donc traité ces deux actions de la même manière. Ma mère est devenue quelqu’un que je souhaitais comprendre, une sorte d’extension de moi-même. Les images m’ont poussée à mieux comprendre ma famille, mais aussi mon pays. C’est grâce à elles que j’ai décidé de prendre en photos les pleureuses de Magne. Au fur et à mesure, la Grèce est devenue une allégorie du deuil, un lieu étrange où j’ai rencontré la mort, la famille, la religion, la mythologie… et moi-même.
© Ioanna Sakellaraki