Le projet Ici, d’ailleurs concilie photographie, conceptualisation et engagement social. Séverine Sajous et son collectif Jungleye collaborent avec les usagers de la Maison des réfugiés, à Paris. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Où irais-tu si tu pouvais sortir de tes quatre murs ? Combien de fois cette question est-elle venue ponctuer nos échanges ou nos monologues intérieurs ? Combien de fois avons-nous rêvé à cet avant où nous étions libres de circuler, et libres de pouvoir embrasser les personnes qui nous sont chères ? Cette perte de nos libertés a engendré la réduction, voire la disparition, de nos liens sociaux. Et comme toujours, certaines franges de la société en souffrent plus que d’autres. L’abandon. Voilà la pire conséquence de la crise sanitaire selon Séverine Sajous, photographe membre du collectif Jungleye. « Cela va faire un an. Je n’ai jamais autant “écouté” notre président sans pour autant comprendre quoi que ce soit. Et ce flou institutionnel nous fait perdre nos repères », lance-t-elle. L’engagement social de la photographe n’est plus à prouver. Nous avions découvert les valeurs de Séverine Sajous et de sa complice Julie Brun en 2016 avec leur projet de cartes postales réalisées à Calais par les réfugiés afin de retracer « Le voyage de leur vie » (Fisheye n°19). En 2018, le collectif redonnait la voix à des migrantes à travers Roboteca, un projet de livrets réalisés au centre d’hébergement d’urgence d’Ivry-sur-Seine, en région parisienne (Fisheye n°32).
En 2020, le duo imagine un regroupement familial sous forme d’échange épistolaire. « Du 12 novembre au 12 décembre, j’ai obtenu l’autorisation de rejoindre la Maison des réfugiés située au rez-de-chaussée du CHU Jourdan à Paris, afin de rencontrer des habitants séparés de leurs proches », explique Séverine Sajous. La Maison des réfugiés – impulsée par la Ville de Paris en partenariat avec plusieurs structures – est une bâtisse ouverte aux acteurs de l’hospitalité ainsi qu’aux demandeurs d’asile, aux citoyens et aux associations confrontées à la question des migrations. Sa vocation ? Mettre en réseau des initiatives individuelles et collectives afin de promouvoir toutes les cultures et de favoriser les rencontres. Affectées par les restrictions dues à la pandémie, les activités de l’établissement ont été interrompues. Mais Séverine Sajous a eu la chance d’y mener le premier projet social depuis mars 2020. « C’est l’un des rares endroits à m’avoir autorisé un accès. Une fois sur place, j’ai découvert un lieu d’attente : les espaces communs étaient vides. Plutôt que de la tension, j’ai ressenti de la lassitude de la part des usagers, et un certain repli sur soi », se souvient l’artiste. Cette dernière a alors réalisé un reportage sur la gestion du confinement au sein du centre. On y découvre des portraits poignants de personnes isolées, patientant dans les espaces communs ou dans leur chambre.
Je suis ici, mais je viens d’ailleurs
S’en est suivi un temps participatif. Séverine Sajous a monté, pour ceux qui désiraient rejoindre leur proche le temps d’une photo, un studio avec un fond vert (permettant l’incrustation d’autres éléments). « Je réalise ensuite des portraits qui seront accolés à des photos d’archives issues des téléphones portables ou des tiroirs des participants. Ce qui permet d’encadrer voire de recadrer l’image et l’imaginaire que l’on se fait des personnes migrantes et sans papiers », précise l’artiste. Ces images deviendront des cartes postales et certaines seront envoyées au pays natal. Aïssatou, qui a écrit à ses enfants restés au Sénégal, ou Rachida, qui n’a pas vu son mari depuis deux ans, se sont prêtées au jeu. M. Maan a, quant à lui, choisi d’échanger avec l’homme qu’il était auparavant. « J’ai ressenti chez eux une envie de partager, de communiquer », affirme-t-elle. Le projet Ici, d’ailleurs prend ainsi tout son sens et révèle une double lecture spatiale : « Je suis ici, mais je viens d’ailleurs. » « J’y vois aussi une interpellation : “Nous sommes-là, ici, et ne m’oubliez pas d’ailleurs!”», commente l’autrice.
En plus de proposer un geste fort dans la grisaille et la complexité ambiantes, son collectif offre un nouveau langage pour redéfinir les frontières et la migration. « Je suis lasse de la représentation que nous proposent les médias. Le migrant est sans cesse identifié à travers l’idée de mouvement. Or ils ont des histoires, une famille ainsi qu’un bagage culturel. On a tendance à oublier cela lorsqu’on les photographie dans des moments critiques, à bord d’un bateau pneumatique, en train d’escalader une barrière ou de pénétrer dans l’Eurotunnel », lance Séverine Sajous. Faire du lien, tout en déconstruisant les imaginaires, en injectant empathie et solidarité : tel est l’objectif de cette photographe engagée qui déplore l’inaction de nos ministères. Et pas seulement concernant les exilés. Le confinement de la culture lui est insupportable. « Des mesures auraient pu être prises pour continuer à faire vivre des projets culturels et artistiques en extérieur par exemple. On ne nous a pas donné la possibilité de nous réinventer… » Nous avons pourtant tous besoin de ce bol d’air, de cette évasion. Et, dans notre ère de l’hyperconnexion, le recours à la carte postale questionne notre rapport au temps, à l’espace comme à l’autre. Pandémie oblige, il nous faut (re)trouver des manières de vivre et d’être présents au monde.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #46, en kiosque et disponible ici.
© Séverine Sajous