Jusqu’au 31 décembre, le Château d’eau de Toulouse présente les séries de Marion Gronier et Gosette Lubondo. Des récits qui traitent distinctement de nos identités, de nos histoires et des traces indélébiles laissées par notre passage éphémère.
Si notre arrivée dans la ville rose se fait sous un ciel plutôt gris, au Château d’eau, à l’abri du vent et réfugiés sous les briques ocre, le temps s’adoucit lorsque débute notre parcours artistique. Guidés par les mots de Christian Caujolle, nouveau conseiller artistique du lieu culturel toulousain, nous découvrons d’abord, campés dans la bibliothèque, les affiches de Pierre Neumann, plasticien et graphiste suisse, au talent singulier. Une exposition liminale, qui se présentera sous une forme de rendez-vous annuel présentant les travaux de graphistes, « ces passeurs d’images, qui nous amènent à percevoir autrement les photographies », déclare Christian Caujolle. Percevoir autrement les images, voici également la mission portée par Marion Gronier et Gosette Lubondo, les deux artistes exposées au cœur du Château d’eau. Deux écritures diamétralement opposées qui portent en commun un regard sur l’identité d’un pays et de ses habitants. L’une propose une vision d’Européenne sur des communautés étrangères à travers des portraits singuliers. L’autre illustre l’histoire de son pays via des autoportraits performés.
© Gosette Lubondo
Représenter nos origines
En investissant la première salle de l’exposition, nous découvrons la sérieWe never meant to survive (Nous n’étions pas censés survivre, nldr) de Marion Gronier. Un titre brut et évocateur qui nous plonge aussitôt dans les portraits de communautés fondatrices des États-Unis, aujourd’hui marginalisées et maltraitées : amérindiens, mennonites et afro-américains. L’histoire du projet défile au rythme des paroles de l’artiste, présente lors de la visite. Tout commence lors d’un premier voyage aux États-Unis. Alors au stade embryonnaire, la série se construit au contact hasardeux d’une chorale de mennonites dans le métro new-yorkais. Porteuse d’un héritage ambigu − à la fois oppresseuse au 19e siècle et opprimée aujourd’hui − cette communauté l’intrigue. Entre 2013 et 2018, grâce à trois séjours consécutifs aux États-Unis, aux lectures annexes sur la question identitaire dans le continent et à l’iconographie de ses mythes fondateurs, le projet s’écrit. Il devient le fruit d’une interrogation du portrait, perçu comme catalyseur de violences et témoins de victimisations ancestrales. Tout en contestant sa position d’artiste européenne, Marion Gronier s’approprie les codes de la photographie anthropométrique, utilisée dans le système colonial à la fin du 19e siècle, pour classer et répertorier les différentes civilisations. Ici, le sujet est neutre, de face, immobile, centré et détient un regard impassible. Sur les images de l’artiste, seuls le fond et la couleur diffèrent. « Je cultive une fascination pour le portrait photographique à travers lequel j’aborde différents sujets. Le visage humain est complexe, il est porteur à la fois d’une multitude de sens sous-jacents, et d’une immédiateté », explique-t-elle.
Emportés en spirale dans l’enceinte du Château d’eau, nous découvrons, apposée sur les cimaises, une ronde de communautés. L’humain s’offre à nous frontalement, mais parait aussi terriblement lointain. Nous procédons, à la manière de la photographe, à des allers venus constants entre proximité du regard et distanciation du sujet. S’exprimant simplement par leur présence, les modèles se dévoilent, presque dépourvus de sentiments. Involontairement, nous sommes alors confrontés au malaise ambiant. Et dans cette atmosphère, la violence de leur mémoire culturelle éclate. Elle est plus vive et résiste ardemment dans une société qui les persécute. Et puis certaines fois, telle une apparition, le reflet de Marion Gronier se dessine au cœur d’un regard intimidant. Elle est présente, comme pour se réapproprier un médium qui fut un temps discriminant, mais surtout pour représenter l’histoire authentique de ces personnes qu’elle côtoie, sans embellir.
© Marion Gronier
Habiter les lieux, parcourir les mémoires
En s’aventurant au sous-sol, on plonge ensuite dans les abysses des souvenirs et dans l’imaginaire de Gosette Lubondo. C’est sous forme d’extraits que ses trois séries, Imaginary trip I (2016), Imaginary trip II (2017) et Terre de lait, Terre de miel (en cours) sont présentées. Lancée dans une recherche personnelle sur la mémoire du Congo − son pays d’origine − et de ses habitants, Gosette Lubondo s’est aventurée dans ses lieux abandonnés. Un train congolais laissé pour compte, une école d’un village désaffectée, une ville fantôme… Tour à tour, l’artiste a, le temps de performances artistiques, investi ces espaces afin de créer des liens hybrides avec les marques du passé. Actrice principale de ses œuvres, elle s’est démultipliée en endossant les rôles de personnes fantasmées ou fantasmagoriques. « Ce sont des mises en scène, il m’arrive de les préparer, mais la plupart du temps, des inspirations surgissent, des idées s’ajoutent et se superposent pour donner un tout autre sens », ajoute-t-elle. Pour son dernier projet − au titre emprunté à une formule biblique évoquant une terre promise d’où couleraient douceur et bienfaits − Terre de lait, Terre de miel, elle est revenue sur les ruines de Gbadolite, le palais abandonné de Mobutu Sese Seko, l’ex-dirigeant de la République démocratique du Congo. En pleine jungle congolaise, elle a réinvesti ce paysage effondré pour y produire des mises en scène symboliques. Processions féminines, cercles sacrés… La photographe s’est mise dans la peau de femmes célébrant la gloire d’un président déchu, et a, de cette manière, interrogé les travers de son patrimoine. Enfermés dans l’attente prolongée d’un idéal vain, les personnages et elle-même dialoguent avec l’ancien. Habités un temps par l’artiste, les lieux empreints d’histoires l’habitent à son tour. Et comme pour perpétrer cette transmission, Gosette Lubondo construit une mémoire intime et collective qu’elle place dans l’onirique.
Si pour Christian Caujolle « contrairement aux images de Marion Gronier, les photographies de Gosette Lubondo relèvent davantage de la narration, en travaillant de l’intérieur, à la fois sur son histoire personnelle et celle de son pays », leurs séries transmettent cependant un message similaire. Elles nous parlent d’identités plurielles, vectrices de mémoires distinctes et évolutives. Qu’on les traverse dans les souvenirs, qu’on s’y confronte ou qu’on les imagine, ces mémoires, chargées parfois de brutalités, sont propres à chacun et nous appartiennent tous à la fois. Marion Gronier et Gosette Lubondo le rappellent : les évoquer nous préservera indéfiniment de l’oubli.
Découvrez l’exposition de Marion Gronier et Gosette Lubondo jusqu’au 31 décembre 2022, au Château d’eau de Toulouse.
© Gosette Lubondo
Image d’ouverture © Marion Gronier