Avec Everyday Scultptures, la photographe tchèque Julie Hrnčířová, diplômée de l’ENSP d’Arles, et installée en Norvège, développe une obsession particulière. En capturant et en érigeant l’ordinaire en œuvre d’art, elle réalise un véritable acte performatif.
« Un tableau, même abstrait, est de l’art dès lors qu’on accepte de le regarder comme un tableau. Un ready-made est tout simplement de l’art »
, disait Marcel Duchamp à propos de ses créations polémiques. En élevant des objets manufacturés, ordinaires et sans motif esthétique au rang d’œuvre d’art, le célèbre artiste français défiait, avec ses ready-mades, le jugement esthétique conformiste de l’histoire de l’art. Encore aujourd’hui, l’argument n’a pas perdu de sa valeur et influence les jeunes auteurs. Après tout, quelle différence y a-t-il réellement entre une pièce conçue comme œuvre d’art et un objet du quotidien sublimé par un auteur ? C’est bien cette pensée qui a poussé la photographe tchèque, installée en Norvège, Julie Hrnčířová à réaliser sa série Everyday Sculptures. En flânant à droite, à gauche dans les villes européennes, avec un œil acéré et une perception aiguë des détails, elle recherche les sculptures accidentelles du quotidien. Appareil photo en main, elle nourrit obsessionnellement une collection grandissante d’images. « Je cherche des natures mortes éphémères, des moments que je trouve dans les débris du chaos urbain. Dans la rue, dans les espaces publics, je photographie des situations inattendues », explique-t-elle.
Une manie de collectionneur héritée directement de son grand-père. « Depuis les années 1950, il déposait des objets abandonnés dans son jardin, dans le nord de la République tchèque. À cause de la guerre, du régime communiste et du manque constant de ressources, mon grand-père a pris l’habitude de récupérer tout ce qu’il trouvait dans la rue », explique Julie Hrnčířová. Meubles, appareils électroniques, pièces rouillées, bois, sacs, stylos, lunettes, papiers… Tout, et n’importe quoi venaient s’empiler dans son jardin. Et tel grand-père, telle petite fille. Enfant, l’artiste photographiait déjà ces assemblages hétéroclites et désordonnés, et va même jusqu’à former les siens. « J’ai moi-même commencé à photographier dans la rue, dans des maisons abandonnées… J’ai entamé ma propre collection », se souvient-elle. Une obsession qui s’est formalisée lors de ses études à l’ENSP d’Arles, quand le médium photographique a permis d’exprimer les raisons de cette recherche. Alors, les influences artistiques se sont succédé : après Marcel Duchamp, elle évoque Erwin Wurm, le duo Fischli et Weiss, Gabriel Orozco ou encore Richard Wentworth – toutes sortes d’artistes qui se sont consacrés à sublimer les objets vulgaires du quotidien.
Le beau est démocratique
Devrait-on voir dans le fait d’embellir l’ordinaire un jeu conceptuel ou bien une action militante ? Loin d’être un geste anodin, élever le mondain relève en partie des deux. D’une part, le geste vient, comme chez Marcel Duchamp, attaquer nos canons traditionnels de la beauté. D’autre part, il vient dire que l’esthétique est accessible à tous. Le beau est fondamentalement démocratique. Le travail de Julie Hrnčířová relèverait alors d’un certain activisme esthétique. Et le médium photographique cristallise à perfection les enjeux de lutte du collectionneur. À chaque fois que l’artiste appuie sur le déclencheur, l’objet de la rue vient s’imprimer en négatif sur la pellicule photosensible. Agrandie et tirée en chambre noire, l’image vient alors se reposer dans la collection de la photographe. Déplacé, adoré et décontextualisé, le banal devient précieux. « Par un travail de cadrage et parfois de mise en scène, la prise de vue fait ressortir la présence singulière, plastique et sculpturale de ces situations produites souvent par le hasard des interventions humaines », poursuit-elle. Dans la lignée du philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre, auteur de La Critique de la vie quotidienne (Ed. Grasset) en 1947, la photographe tchèque est convaincue de l’immense influence de l’ordinaire sur nos vies.
Au-delà de simplement rapporter ces bribes de la rue, elle va jusqu’à les qualifier de sculptures. Ainsi baptisées, ces combinaisons aléatoires de choses laissées à l’abandon deviennent sacralisées. Contrairement à la sculpture traditionnelle, les œuvres trouvées par Julie Hrnčířová ne naissent pas de l’intention d’un créateur. Car à l’inverse d’un sculpteur, le photographe ne forme pas le beau, il le trouve. L’œil prime sur la main, le regard sur le geste. « Les éléments que je capture sont des objets oubliés ou jetés. Ils appartenaient à des espaces privés, intimes qui, dans la rue, sortaient de leurs contextes et perdaient leurs fonctions utilitaires. Je perçois ces objets comme des sculptures, ou des installations, qui se déforment et vivent leur propre vie », explique-t-elle. Grâce à son appareil photo, elle présente les situations qu’elle rencontre sous une perspective nouvelle – et forme alors de nouvelles idées chez le spectateur. Un programme qui passe à la vitesse supérieure lorsque Julie Hrnčířová expose ses images. En constituant des installations ludiques où ses créations deviennent une matière modulable, elle devient sculptrice. « Avec humour, je transforme des choses simples en œuvres d’art, des ready-mades. Ce sont des choses éphémères qui n’auraient jamais vécu sans être photographiées », conclut l’artiste.
Everyday Scultptures © Julie Hrnčířová
Vues d’installation, Everyday Scultptures © Julie Hrnčířová
Image d’ouverture : Everyday Scultptures © Julie Hrnčířová