Comment notre éducation nous influence, nous fait évoluer… nous traumatise ? Dans Miserere, la photographe ukrainienne Irina Shkoda revient sur sa jeunesse passée sous le joug de son père, prêtre, et sur l’impact de la religion sur son développement psychologique. Jouant avec les symboles, elle croise les questionnements des philosophes et ses propres réflexions pour composer une œuvre allégorique interrogeant la notion de péché et l’étrange fascination qui l’accompagne. Entretien avec une artiste fascinante.
Fisheye : Qui es-tu, Irina Shkoda ?
Irina Shkoda : Je suis une artiste visuelle travaillant avec le médium photographique. Mes thèmes de prédilection incluent le sacré, le tabou, la critique de la normalité et le corps – par le prisme d’un système de dogme répressif.
Pourquoi avoir choisi la photographie comme moyen d’expression ?
Pendant longtemps, j’ai cherché à avoir un dialogue avec le·a spectateurice en me retirant le plus possible de cet échange. La photographie m’a d’abord donné une illusion d’automatisme. Je proposais une idée, puis la machine prenait en charge le reste, le rôle de l’artiste. Mais j’ai depuis été désillusionnée. En parallèle, j’ai appris à maîtriser d’autres médiums. Le son joue, par exemple, un rôle important dans mon dernier projet en date.
Comment travailles-tu ?
Mon langage photographique est influencé par le sujet sur lequel je travaille. Il est principalement textuel, ancré dans mon système de pensée. La production d’images constitue l’aboutissement de ce processus, qui consiste à chercher des informations, à lire des ouvrages philosophiques, à formuler mes propres réflexions et à comprendre exactement comment je veux problématiser mon projet.
Comment est née la série Miserere ?
Il s’agit d’une histoire personnelle vers laquelle je n’ai pas été immédiatement attirée. En 2020, j’ai passé deux semaines avec un ami sur une côte déserte. Nous séjournions dans une grotte près de la mer, buvions des litres de vodka et parlions sans cesse… Ce mode de vie presque primitif et intense m’a apporté une meilleure compréhension de ma manière d’appréhender le traumatisme : je passe mon temps à le revivre, encore et encore.
En travaillant sur Miserere, j’ai dû me confronter à ma jeunesse et à mon expérience avec mon père. La série se lit comme une tentative de dialogue qui ne pourra jamais se concrétiser, mais dont j’ai toujours eu besoin. Le terme « miserere » signifie d’ailleurs « aie pitié de moi », et ressemble beaucoup à la manière dont j’appelais mon père lorsque j’étais petite.
Tu as grandi dans un environnement religieux. Peux-tu m’en dire plus ?
Je suis la fille d’un prêtre, j’ai grandi en passant le plus clair de mon temps dans un monastère, et mon père voulait que je devienne nonne. Cette éducation m’a donné l’impression de vivre dans un « autre espace », une hétérotopie, pour reprendre le terme de Michel Foucault. Elle a aussi rendu difficile l’intégration à une vie ordinaire, ce qui a beaucoup influencé ma perspective.
Quelle est ta relation à Dieu aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je me définis comme une athée. C’est pour moi un choix conscient : je ne désire aucune vie après la mort, et je rejette la possibilité qu’une entité soit responsable du début et de la fin de tout. En parallèle, j’admire toujours la beauté et le symbolisme de la mythologie chrétienne. L’image d’un Dieu plein de doutes et de souffrances m’est chère, tout comme ce modèle d’une relation ambivalente entre le Père et le Fils. Je pense que le christianisme a créé une sphère au cœur de laquelle la liberté de pensée et l’athéisme ont prospéré naturellement – même si, politiquement et culturellement, cette religion était représentée par une institution très répressive.
Tu demeures également fascinée par la notion de péché…
Je suis toujours attachée à la dimension spirituelle du christianisme, magnifiquement exprimée par saint Augustin : « aime Dieu et fais ce que tu veux ». Les interprétations sont infinies. Dans la philosophie existentielle, on doit toujours évoluer dans une situation de choix et de responsabilité conditionnellement libres. Mais il y aussi un aspect humain – trop humain, même – dans la partie socioculturelle de la religion qui établit des normes sans se soucier de la loi, et qui régule la population à la convenance de celles et ceux qui dirigent. Un travers qui est devenu un des fondements de notre société, se transformant en valeur évidente et naturalisée. Les pratiques sexuelles, elles, se sont retrouvées en plein cœur de ces régulations : vues comme quelque chose de dangereux, une énergie libidinale et violente.
Comment rapproches-tu ce phénomène de ton histoire personnelle ?
C’est la sexualité qui est devenue le problème principal de ma relation avec mon père. Ma puberté est survenue assez tôt, provoquant une hausse des tensions entre nous. J’ai vite appris à m’enlaidir, pour ne pas donner envie. Si cela a semblé arranger un peu les choses, ce n’était jamais suffisant. À douze ans, j’ai décidé de me battre. J’ai quitté mon foyer et démarré ma vie sexuelle. J’ai voulu aller contre la volonté de mon père, devenir pécheresse. Tout était motivé par la violation de la loi morale, la conscience de faire quelque chose de mauvais, d’interdit. C’était ma période antithéiste : je croyais encore en Dieu, mais m’opposais à lui.
De quelle manière cette relation à ton père a-t-elle influencé ton travail ?
L’image d’un père qui rejette son enfant m’accompagne en permanence. Je suis très consciente que tous mes choix sont influencés, d’une manière ou d’une autre, par l’ombre de cette histoire. Lorsque j’ai compris que cette figure à la fois obsédante, sinistre et pourtant désirable pouvait être l’objet de mes explorations créatives, je me suis sentie extrêmement puissante. Comme si nous avions échangé nos places, grâce à l’art. En parallèle, j’ai adopté certains de ses traits. Comme lui, je me sens maintenant apôtre – ce qui signifie que j’ai gagné le droit à la parole, dont j’étais privée dans un système patriarcal, mais aussi que je reconnais l’importance des valeurs avec lesquelles il m’a élevée. Et comme lui, j’étudie la religion chrétienne et je me pose les mêmes questions ontologiques, mais d’un autre point de vue.
Tes images évoquent presque des allégories. Pourquoi ce goût du symbolisme ?
Le nom du projet vient d’un psaume qui faisait partie d’un ensemble de prières que je devais lire chaque soir. Enfant, je prenais leur contenu littéralement – et ils abritaient de nombreuses images effrayantes.
En plein développement de cette série, j’ai écouté par hasard Miserere 1638 d’Almegri et cela m’a profondément touchée. J’ai alors décidé de combiner les vers du psaume et les événements que je voulais mettre en scène pour produire des images à double lecture. Parfois, elles font référence à des choses très claires, parfois à des méditations plus floues, liées à un événement important. J’ai utilisé le symbolisme des couleurs comme les traditions iconographiques. J’ai aussi travaillé la forme et la composition des clichés en utilisant des images reconnaissables. La photo du téton crocheté, par exemple, reprend la forme du dôme d’une église. Le crochet, quant à lui, est l’un des symboles chrétiens – le poisson/le pêcheur.
Peux-tu nous parler d’une photo en particulier ?
Cette photo s’appelle Ps 51 :6 et s’inspire des vers de ce psaume : « Ouvre mes lèvres, Seigneur, et ma bouche chantera tes louanges ». J’ai décidé d’utiliser une allégorie explicite : la dentition, pour parler de la violence et de la pédophilie. Les rendez-vous chez le dentiste ont constitué une grande partie de mon enfance : il fallait redresser ma mâchoire, et la souffrance de ces moments passés dans son cabinet était devenue habituelle. Mais ce cliché parle évidemment d’autre chose. Dès mes dix ans, j’ai subi du harcèlement sexuel. Je crois que ce n’est pas quelque chose d’inhabituel, dans les familles pieuses. Les doigts qui pénètrent la bouche d’une enfant convoquent à la fois l’image assez directe d’invasion du corps, mais aussi celle de la réduction au silence.
Il s’agit d’un cliché inspiré par la première communion : dans la tradition orthodoxe, le prêtre enfonce une cuillère contenant le corps et le sang du Christ dans la bouche des fidèles. Petite, on m’a demandé « d’ouvrir plus grand, encore plus grand » pour accueillir la cuillère, mais je n’y arrivais pas. Le prêtre a fini par me l’enfoncer dans la bouche, faisant tomber ma première dent de lait au passage. Le sang du Christ s’est ainsi mélangé au mien, dans ma bouche.
Cette étude de la religion te permet-elle d’explorer d’autres thématiques, en parallèle ?
Oui, je m’intéresse à l’idée du mythe comme un outil métanarratif, à ses racines et à son influence sur notre culture. J’étudie aussi la violence et compare les notions de patriarcat et de féminisme à travers Miserere.
Un projet futur dont tu souhaites nous parler ?
Je travaille actuellement sur le refus d’avoir des enfants, et le désir érotique associé au risque de grossesse. Et si Miserere mettait en scène un dialogue impossible avec mon père, ce travail-là soulève des questions que j’aimerais poser à ma mère…
© Irina Shkoda