Retraçant près d’un siècle, l’exposition de la Collection Pinault Chronorama, Trésors photographiques du 20e siècle, présente pour la première au grand public une partie du fonds photographique de Condé Nast. Un voyage en plus de 400 images, où la mode, le surréalisme, le documentaire et l’ordinaire se croisent pour faire le portrait de notre monde et de son évolution.
C’est au cœur du magnifique Palazzo Grassi de Venise qu’a ouvert, le 12 mars 2023, l’exposition Chronorama, Trésors photographiques du 20e siècle, organisée par la Collection Pinault suite à l’acquisition de plusieurs centaines de tirages venus des archives de Condé Nast. Fondé en 1909, le groupe d’édition publie de nombreux titres, tous plus emblématiques les uns que les autres – Vogue, Vanity Fair, GQ, The New Yorker, Glamour… – autant de parutions qui font et ont fait vivre le 8e art sur leurs pages. Des balbutiements du médium aux expérimentations contemporaines, Condé Nast s’est imposé comme un acteur de l’évolution – et de la révolution – de l’image.
Et c’est dans le cadre somptueux du palais vénitien que le public est invité à découvrir non moins de 407 images, retraçant soixante ans d’histoire, de 1910 à 1979 (année où la loi concernant les droits d’auteur change aux États-Unis, permettant aux photographes de récupérer leurs images, ndlr). Pensé de manière chronologique, l’événement se fait l’écho de différentes générations, de différentes époques. Jouant avec les contrastes, de la douceur d’un portrait à la documentation d’une lutte, d’une mise en scène surréaliste à un shooting de mode, le fonds de Condé Nast parvient à croiser non seulement les écritures et les sujets, mais aussi les grands artistes et les anonymes, et enfin les tirages publiés et ceux jamais encore édités. « Si nous avons pensé l’exposition en unité de temps, tout se chevauche. Il y a une mise en avant des nuances et de la complexité d’un monde, des instants les plus emblématiques aux plus discrets. Avec cette exposition, nous sommes dans la matrice, face aux originaux. Il nous faut devenir archéologue pour naviguer en son cœur, fouiller pour dénicher les trésors », commente Matthieu Humery, conseiller pour la photographie auprès de la Collection Pinault.
à g. Model dans une robe Balenciaga, 1967, Vogue, à d. Mick Jagger, 1964, David Bailey
À la recherche de perles rares
Sur les deux étages du Palazzo Grassi, 185 auteurices croisent leurs regards, révélant chacun·e leurs trouvailles, leurs tons veloutés, comme leurs engagements. Un parcours si conséquent qu’il faudrait sans nul doute plusieurs journées pour s’y perdre pleinement, voguant d’un tirage à l’autre, à la recherche de perles rares – qu’il s’agisse d’un moment clé immortalisé avec brio, ou d’un cliché emblématique d’un·e artiste de renom. Parmi ces trouvailles, on aperçoit notamment Paul Thomson, qui ouvre la danse avec son portrait de Mary Walker, première femme à avoir porté un pantalon en public. Edward Steichen, quant à lui, précède Walker Evans dans la documentation de l’ordinaire et Erwin Blumenfeld embrasse l’esthétique surréaliste en imprimant des portraits dans les yeux d’un chat. Lee Miller capture l’interrogatoire d’une française au crâne rasé suite à l’occupation allemande et Irving Penn photographie le Père Couturier, fervent défenseur de l’art sacré qui collabora notamment avec Marc Chagall, Henri Matisse ou encore Fernand Léger… Un portrait d’Anna Mae Wong – signé à nouveau Steichen – encapsule sa beauté dans un jeu de résonance avec les compositions de Man Ray. Un autre, réalisé par Bert Stern et représentant Twiggy assise sur une télévision marque par sa représentation parfaite d’une époque, soulignant les tendances vestimentaires de toute une génération, comme le pouvoir évocateur de cette nouvelle technologie, emblème d’une société de consommation. Sur les murs défilent également les portraits de Jean Cocteau, Joséphine Baker, Winston Churchill, Charles de Gaulle, Salvador Dalí, Marlon Brando, Iggy Pop, John F Kennedy ou encore Audrey Hepburn. De l’art à la politique, de l’esthétique au social, tous et toutes soulignent l’envergure des publications de Condé Nast et parviennent à prendre le pouls d’un monde en perpétuel changement.
à g. , Marlon Brando, 1951, Vogue, Jean Howard, à d. Jean Cocteau au pavillon des phonographes sur le plateau de son ballet Les Mariés de la Tour Eiffel, 1921, Vanity Fair, Isabey Studio
Le statut d’œuvre
« Dans les années 1920 et 1930, les séances de shootings pensées pour garder dix à vingt images n’existaient pas. Il y avait au contraire une envie d’unifier, de prendre une seule photo et non des séries », rappelle Matthieu Humery. Lorsque la photographie prend petit à petit place dans l’univers des journaux et magazines, chaque tirage a le statut d’œuvre : une qualité remarquable, une composition, une mise en scène réfléchie. Pour illustrer cette démarche, Chronorama s’abstient de présenter des ensembles. Au contraire, chaque choix se veut méticuleux, chaque instant compte, comme des fragments permettant de retenir l’éclat d’une action révolue, d’un portrait important, d’un échange notable. Un processus long et minutieux : « Nous avons eu trois ans d’échange pour finaliser la vente. Le choix des photos était primordial. Si la collection Pinault avait la liberté qu’elle souhaitait, il nous fallait fouiller boîte après boîte dans des chambres froides ne dépassant pas les 14°C ! », précise le conseiller. Et de ces archives, ce dernier rapporte également quelques illustrations colorées – les premières couvertures de Vogue notamment. Celles-ci accompagnent les premières salles et s’effacent au fil des années, laissant place à la photographie. Un écho judicieux à la valeur artistique des tirages présentés.
Nourrissant également cette démarche, les œuvres de quatre artistes contemporain·es, disséminées au sein du Palazzo Grassi, créent un dialogue entre passé et présent, entre disciplines. L’Ukrainien Daniel Spivakov, croise peinture et impression pour se réapproprier des souvenirs qui ne lui appartiennent pas, Eric N. Mack s’inspire des shootings de mode pour designer des sculptures textiles. Giulia Andreani utilise le gris de Payne – un bleu-noir monochrome – pour souligner l’importance du female gaze au sein d’une telle archive. Enfin, Tarrah Krajnak révèle ses « archives de la représentation féminine » en réinterprétant les poses des modèles femmes au fil des siècles dans une performance résolument engagée. Des insertions judicieuses, apportant une touche de modernité au fonds présenté et permettant de déconstruire les thématiques des décennies d’autrefois par le prisme du présent.
à g. Twiggy portant une minirobe moderne de Louis Féraud et des chaussures en cuir de François Villon, 1967, Vogue, Bert Stern, à d. Anna May Wong, 1930, Vanity Fair, Edward Steichen
Dr. Mary Walker, première femme à porter un pantalon en public, 1911, Vanity Fair, Paul Thompson
à g. Rex Harrison et Lilli Palmer en surimpression dans les yeux d’un chat siamois, 1950, Vogue, Erwin Blumenfeld, à d. Femme portant une robe de flapper rose à imprimé floral, 1926, Vogue, Eduardo Garcia Benito
Photogramme fait d’un assortiment d’objets, 1941, Vogue, Alexander Liberman
à g. Femme debout en robe de chambre jaune avec un grand col blanc, 1917, Vogue, George Wolfe Plank, à d. Josephine Baker, 1927, Vanity Fair, George Hoyningen-Huene
Lisa Fonssagrives-Penn, allongée dans l’herbe, lisant le livre de Gertrude Stein sur Picasso, 1952, Vogue, Irving Penn
à g. Général Charles de Gaulle, 1944, Vogue, Cecil Beaton, à d. Actrice et chanteuse Melba Moore, 1971, Vogue, Jack Robinson
Image d’ouverture : Dr. Mary Walker, première femme à porter un pantalon en public, 1911, Vanity Fair, Paul Thompson © Condé Nast
© Condé Nast