Photographe américaine et éducatrice, Lara Shipley expérimente le médium à travers des propositions artistiques politiquement engagées construites autour d’histoires marginales. S’intéressant aux récits de vie inscrits dans le temps, ou sur les territoires, elle tente de percer à jour le concept d’identité, et plus particulièrement celle des Américain·es. Avec Desire Lines, elle poursuit cette investigation, en se dirigeant à la lisière des États-Unis et du Mexique, pour y documenter les migrations, notamment sous l’administration Trump. Elle témoigne avec soin de la crise humanitaire qui fait rage, en donnant la voix et l’espace nécessaire à celles et ceux qui la vivent. Entretien.
Fisheye : Quelle place occupe la photographie depuis ton enfance ?
Lara Shipley : La photographie semble faire partie de mon ADN. Mon grand-père était coiffeur, mais il avait sa propre chambre noire à l’arrière de son salon de coiffure. Lorsqu’il est décédé, son immense collection de photographies a été, pour moi, son plus grand héritage. J’ai également un arrière-arrière-grand-père qui était portraitiste itinérant de ferrotypes. Je ne sais pas grand-chose de lui, je possède seulement un de ses portraits, assez extraordinaire, où il pose avec son partenaire devant leur chariot de chambre noire itinérante.
La photographie m’a toujours fascinée car elle est un moyen d’en savoir plus sur les gens, les lieux. Je suis originaire d’une région très rurale et isolée du centre des États-Unis et, enfant, j’étais extrêmement curieuse du monde extérieur à ma petite ville. En grandissant, les images sont devenues un moyen de se connecter aux autres. C’est ainsi que je suis tombée amoureuse du médium. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert que les projets réalisés au cœur de zones rurales semblables à celle où j’ai grandi, m’intéressaient davantage. Il y a trop d’histoires dans ces endroits qui ne sont pas racontées, et qui devraient l’être.
Quel rôle joue-t-elle dans ta vie, aujourd’hui ?
La photographie continue de me fasciner parce qu’elle place immédiatement le·a spectateurice dans le monde des photographes, sans préface, ni contexte ou explication. Si c’est une connexion instantanée qui peut être très puissante, elle laisse, en même temps, plus de place à celles et ceux qui regardent, pour qu’iels se connectent, pour qu’iels se fassent leurs propres impressions. Cela peut être très intime.
De quoi traite exactement Desire Lines ?
Desire Lines se déroule dans le désert de Sonoran, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Le projet se concentre sur la longue histoire des migrations dans ce désert et sur les réalités actuelles de la crise humanitaire et de présence militaire croissante. J’ai commencé à me rendre régulièrement dans les zones frontalières lorsque j’étais étudiante diplômée et que je vivais non loin de là, il y a environ dix ans. La majorité des photographies du livre datent des premières années de l’administration Trump – une période où j’ai été véritablement stupéfaite de l’intensification des patrouilles et de la surveillance des frontières. J’ai tendance à développer des projets sur plusieurs années. Cette approche m’aide à me faire une idée de l’évolution d’un lieu. Je me suis donc intéressée à ce à quoi ont ressemblé les deux dernières décennies, puis les cent, deux cents et trois cents dernières années – depuis que les Anglo-Saxons ont commencé à se déplacer dans la région.
Je trouve que les gens ont tendance à avoir une mémoire historique courte. Le fait de considérer une période plus longue dans le projet m’a semblé important, pour me faire une idée du quotidien dans cette région aujourd’hui. À plus long terme, cela m’a permis de voir un endroit en constante évolution, avec des gens qui entrent et sortent, qui se battent et se marient, qui créent une culture et qui la détruisent. J’ai également constaté la longévité du concept anglophone de la Destinée manifeste qui continue à influencer cette région. Pour comprendre le manque d’humanité dans la gestion de la crise aujourd’hui, il est essentiel d’être conscient·e que les personnes qui ont pris le contrôle de cette terre ont toujours pensé qu’elles étaient divinement privilégiées par rapport aux autres, y compris les peuples indigènes qui les ont précédées.
Pourquoi avoir choisi ce titre, Desire Lines ?
Je dois ce titre à mon éditrice Tiffany Jones. Elle a saisi quelque chose à propos du projet que j’ai vraiment eu du mal à articuler pendant un certain temps. En effet, celui-ci ne porte pas seulement sur la frontière en tant que barrière, mais aussi sur la façon dont toutes les frontières sont des portails et ont tendance à porter les histoires humaines très complexes de personnes qui les traversent. Les lignes de désir sont ces chemins qui se créent au fil du temps lorsque des groupes souhaitent traverser une zone sans route. Dans le cadre de ce projet, j’ai passé beaucoup de temps à en suivre plusieurs : des sentiers de migration récents, mais aussi les vestiges anglophones plus anciens, tel·les que l’expédition de Coronado et les trajectoires des missionnaires.
Je me suis intéressée à la manière dont certaines migrations sont glorifiées dans la culture et d’autres criminalisées, bien que l’acte de migrer soit très humain. Aux États-Unis, un continent où un certain type d’histoire migratoire est valorisé, j’entends constamment qu’il existe une « bonne façon » d’émigrer, sans reconnaître que personne n’a pu construire sa vie dans un nouvel endroit sans un certain degré de soutien et de permission de la part de l’État. J’ai l’impression que le titre rassemble toutes ces nuances migratoires auxquelles le projet fait référence.
Comment as-tu conçu cette série ?
J’ai une formation en journalisme et, lorsque j’ai commencé ce projet, je me sentais très déçue par la manière dont les médias racontaient des histoires non fictionnelles sur des lieux. L’accent est mis sur l’actualité et la construction d’un récit clairement ciblé. Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon de parler de l’évolution des espaces dans le temps ou du désordre de l’histoire. Il est, selon moi, impossible de comprendre un endroit comme la frontière entre les États-Unis et le Mexique si on ne prend pas en compte ces paramètres. En examinant des éléments isolés, telles que les migrations actuelles en provenance d’Amérique latine, on ne voit pas à quel point cette situation est liée à l’histoire plus longue du colonialisme. Sans cette base, on ne peut saisir de façon consciente les difficultés auxquelles les migrant·es sont confronté·es à la frontière. On peut avoir l’impression qu’il s’agit d’une tragédie insensée, éloignée du quotidien des Américain·es, plutôt que d’une situation intentionnelle qui s’est développée au fil du temps.
Ce projet était une sorte de rébellion contre les structures narratives traditionnelles des récits non fictionnels. Cela l’a rendu parfois très difficile à manier. C’est l’une des raisons pour lesquelles il prend tout son sens en tant que livre, et je pense que le processus de lecture reflète celui de création. On a le temps et l’espace pour se promener un peu, pour chercher des liens d’une manière plus réfléchie, plutôt que de montrer directement quelque chose et dicter comment et quoi ressentir à ce sujet.
Qu’est-ce que le paysage représente pour toi ? Est-ce un acteur de la série ou un témoin de tout ce qui le traverse ?
Je m’intéresse à la façon dont la signification d’un paysage change en fonction du point de vue de la personne qui le regarde. Prenons l’exemple du pic montagneux appelé Baboquivari, dans le désert de Sonoran. Pour le peuple Tohono O’odham, qui vit dans cette région, il s’agit d’un lieu sacré, considéré comme le centre de l’univers et le lieu de naissance de son peuple. Il s’agit également d’une voie de migration majeure et d’un outil d’orientation important pour celleux qui traversent le désert. Il y a même une marque de bouteilles d’eau – que les migrant·es transportent souvent – dont l’étiquette comporte une photo du pic, ce qui en fait essentiellement un point de repère. C’est donc aussi un endroit très surveillé par la patrouille frontalière. En outre, pour l’Américain·e moyen·ne, il ressemble à ce paysage sauvage de l’Ouest qui a été romancé dans les récits de cowboys vus dans les films – un endroit où des individus se sont forgé une nouvelle vie.
Le livre est parsemé de citations provenant d’une grande variété de sources, ce qui encourage cette complexité de perspectives sur le paysage. Je voulais également montrer à quel point il peut être désorientant pour les étrangers·ères. C’est notamment ce qui m’a amenée à créer des paysages collés, que je voulais évocateurs d’un sol qui se réorganise constamment et douloureusement.
D’où proviennent les images d’archives, et les témoignages des migrant·es ?
Je me suis procuré un grand nombre d’entre elles en personne auprès de la Société historique de l’Arizona à Tucson. J’ai également trouvé des images dans d’autres archives nationales telles que la Bibliothèque du Congrès et les Archives nationales. Quant aux témoignages, je les ai recueillis auprès de personnes accueillies dans des centres.
Que ressens-tu en tant que citoyenne américaine face aux politiques frontalières ?
Je suis extrêmement furieuse et frustrée. Quiconque suit ces politiques américaines sait qu’elles sont cruelles et dysfonctionnelles. Aucun des deux partis politiques n’a réussi à créer un processus plus humanitaire d’immigration aux États-Unis. Au contraire, au fil des années, la migration est devenue de plus en plus criminelle et de plus en plus dangereuse. Le contrôle des frontières a également connu un essor fulgurant, devenant une industrie importante dans le sud-ouest du pays. Pourtant, la procédure de demande d’asile est un véritable cauchemar dystopique. On a l’impression que le gouvernement n’a pas vraiment la volonté de mettre en place un système de migration fonctionnel.
Tu utilises beaucoup la superposition d’images, parfois avec des cartes et des portraits. Que révèlent ces couches sur les personnes que tu as photographiées ?
Celles et ceux qui figurent dans le livre ne sont pas seulement des individus, mais aussi des représentant·es du lieu et de l’histoire dans lesquels iels sont né·es. La manière dont les forces historiques façonnent nos vies est un thème majeur du livre. Notre corps renferme de nombreuses nuances, et beaucoup des personnes photographiées représentent les collisions culturelles qui se produisent dans ce désert depuis des siècles. J’ai également constaté qu’un grand nombre d’entre elleux étaient confronté·es à des tensions personnelles et devaient se résoudre à quitter leur ville natale, leur culture et leur famille, ou à rester enraciné·es dans des lieux où les opportunités économiques sont rares. Tiffany Jones et moi espérions que la superposition des personnes, des lieux et des époques soulignerait ces liens physiques et historiques.
Aimerais-tu revenir sur une image en particulier ?
L’une des photographies les plus significatives pour moi est celle d’une cérémonie dans le désert où un groupe de religieuses et de citoyens de Douglas, en Arizona, réalisent une cérémonie de plantation de croix. Pour réaliser ces cérémonies, les religieuses essaient de localiser le plus précisément possible le lieu de la mort d’un·e migrant·e qui traverse le désert. Elles organisent ensuite une plantation de croix, ouverte au public. Il s’agit d’une cérémonie incroyablement belle et d’un acte de résistance important pour donner de la visibilité à cette crise et humaniser les personnes.
Un conseil à nous donner, pour parcourir ce livre ?
Bien que, comme pour tous les livres de photos, il soit possible de parcourir différentes parties du livre à son rythme, Desire Lines est vraiment fait pour commencer par le début. La philosophie de mon éditrice est de créer de la littérature visuelle et, comme pour un livre traditionnel, la progression dans l’ouvrage est très intentionnelle. Le début, en particulier, sert d’introduction à l’histoire de la région, ce qui, comme je l’ai dit, est crucial pour situer le présent.
À qui dédies-tu Desire Lines ?
J’aimerais dédier ce livre à tous·tes celles et ceux qui se sont trouvé·es dans la nécessité de migrer d’un endroit à un autre. Et aussi aux personnes qui, sur le terrain, dans ces communautés frontalières, s’emploient à soutenir les efforts humanitaires. Parfois, les nouvelles sont sombres. Les acteurices que j’ai rencontré·es et qui sont si impliqué·es dans ces efforts me donnent beaucoup d’espoir.
Desire Lines, Lara Shipley, Overlapse, environ 32€, 208 p.
Desire Lines © Lara Shipley, courtesy Overlapse