Valeria Cherchi, artiste visuelle italienne, a étudié la série de kidnappings survenue dans sa région natale, la Sardaigne. Avec Some Of You Killed Luisa, elle interroge la culture du silence comme le déficit de justice sociale, et signe un ouvrage passionnant, entre photographie et récit.
Saviez-vous qu’en Sardaigne, entre 1960 et 1997, près de deux cents personnes ont été enlevées contre rançon ? En partant de cet ensemble de faits divers, Valeria Cherchi s’est immergée dans un passé sombre et tumultueux, hanté par de terribles secrets. Celui de sa région natale, superbe, et longtemps restée farouchement repliée sur elle-même. L’artiste a d’abord puisé dans ses propres souvenirs d’enfance, marqués par la disparition de Farouk Kassam, un enfant de son âge qu’elle ne connaissait pas, mais dont elle entend alors parler aux informations. Le point de départ de Some Of You Killed Luisa prend alors la forme d’une interrogation : Comment le drame d’un enlèvement d’enfant ronge-t-il l’ensemble d’une communauté ?
Pour construire son récit, la photographe italienne s’est lancée dans des recherches minutieuses. Elle tombe alors sur l’histoire de Luisa Manfredi, tuée par balle sur la terrasse de sa maison en 2003, à l’âge de quatorze ans. Elle est la fille de Matteo Boe, l’homme responsable de l’enlèvement de Farouk et de bien d’autres. C’est cette découverte essentielle qui nourrit le désir de compréhension de l’autrice. Enquêtrice, elle part même à la rencontre de Farouk et de son kidnappeur, Matteo Boe, et découvre que si ce dernier a été condamné pour enlèvement, personne n’a jamais été inculpé pour ce meurtre. Un mystère qui la pousse à poursuivre une réflexion plus globale : d’où vient la culture du silence ? Ainsi se développe Some Of You Killed Luisa, un ouvrage se situant entre le journal intime et le carnet de notes d’un détective. Pour sa réalisation, Valeria Cherchi a collaboré avec The Photocaptionist, plateforme de curation et d’édition qui explore la relation entre images et mots, ainsi que la maison d’édition The Eriskay Connection, qui l’a publié. En combinant narration à la première personne, images d’archives et recherches visuelles, la photographe explore et raconte la mémoire sociale et collective découlant de ces histoires glaçantes.
Stupeur et enlèvements
Valeria Cherchi est hantée depuis l’enfance par des souvenirs visuels d’un évènement traumatique qu’elle n’a pas vécu. Dans ce livre conçu comme un dialogue entre texte et image, les filtres de couleurs vives viennent teinter le paysage, et rappelent une campagne à feu et à sang, devenue théâtre de l’horreur. L’oreille mutilée de Farouk, rendue à la famille afin d’accélérer le paiement de la rançon, les draps et les couvertures blanches déposé·es devant les fenêtres et les balcons des maisons de la communauté en signe de soutien à la victime, les religieuses qui défilent dans les rues pour appeler à la prière collective, pixelisées par la télévision des années 1990… « Les médias ne cessaient de parler de ce terrible événement et je me souviens que mes parents essayaient à la fois de me protéger de la cruauté des nouvelles que l’on entendait, mais aussi de m’enseigner la notion de solidarité envers la victime », se souvient-elle au cours d’un entretien pour The Photocaptionist.
Le silence qui pèse sur les communautés, l’ouvrage le fait résonner, tonitruer, par l’écriture et par l’image. Car les non-dits et l’omerta ne lient-ils pas la communauté ? Tandis que l’État est incapable de protéger les droits fondamentaux, un commerce d’enlèvements prolifère, et une justice sociale parallèle s’organise – servie par un « code barbare » que respectent les bandits sardes. L’image d’un confessionnal devient symbole que l’Église participe à enterrer les secrets. Une capture d’écran de la retransmission télévisée du procès de Matteo Boe, où le petit Farouk se fait couvrir le visage par une main qui n’est pas la sienne, devient un indice du mystère qui entoure son kidnapping passé. L’on parcourt ce conte en désirant en lire chaque mot, tant le propos est pertinent et l’image sophistiquée. « Je tente de créer des mises en scènes suggestives afin d’attiser la curiosité des spectateurices. Je pense même qu’il s’agit de mon approche générale de la vie. S’interroger sur la réalité, en se questionnant sur ce qui se passe à l’intérieur de l’image », explique-t-elle. « Si j’avais la possibilité de parler à Luisa, je lui dirais que ce n’est pas de sa faute, qu’elle n’a pas été oubliée et que, malheureusement, la justice est une chose difficile à obtenir dans de nombreux cas, mais que beaucoup de gens se battent encore pour elle. Ce qui m’a poussée à continuer, c’est l’espoir qu’en partageant ces histoires tristement vraies, les gens réfléchiront un jour à l’importance de dénoncer les injustices. Et peut-être aideront-ils quelqu’un qui en a besoin », conclut-elle.
© Valeria Cherchi