Nous connaissons Hervé Guibert (1955-1991) pour ses travaux littéraires, notamment À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, un récit autobiographique en trois tomes sur le sida. On lui reconnaît le statut de témoin littéraire imparable de cette époque terrible que fût l’épidémie de VIH et de l’invisibilisation dont les malades souffraient. Certaines de ses pages, écrites depuis sa chambre d’hôpital à la fin de ses jours, gravent à jamais la mémoire d’une jeunesse queer fauchée par un mal, face auquel les gouvernements furent bien trop laxistes. Mais nous connaissons peu l’œuvre photographique de l’artiste, qui fût tout autant prolifique et engagée.
La question du visible, de l’invisible et de ce qui ne peut être vu qu’à travers l’expérience charnel est au centre de sa démarche visuelle, comme un continuum de ses réflexions autour de la caducité et de la fragilité des corps marginalisés. Alors qu’il est correspondant au Monde, il mène une enquête sur la cécité auprès de l’Institut national des jeunes aveugles (INJA), dont il entend tirer une fiction. Durant ces années, il entame ainsi un travail photographique qui, comme sa démarche littéraire, s’intéresse à l’envers du visible. Fiction et réalité se mélangent, puisque l’auteur est convaincu qu’à l’heure du cinéma, on ne peut plus « écrire comme autrefois, du temps d’avant l’image photographique, télévisuelle, cinématographique » (L’Image fantôme). Le recueil Hervé Guibert, L’envers du visible réunit alors ces expérimentations photographiques méconnues, accompagnées des textes de philosophes comme Claire Pagès et Vincent Jacques. Un fil rouge anime cet ouvrage : l’image, ce qu’elle ne dit pas, et sa réception.
Le Fiancé I, 1982 © Hervé Guibert, Christine Guibert/Courtesy les Douches la Galerie
L’image, le commencement d’un récit
Hervé Guibert a toujours écrit au sujet du 8e art – un médium qui le fascinait au plus haut point et qu’il chérissait en tant qu’auteur de fictions. Ses photographies, intimistes, métaphoriques, charnelles, ont été notamment exposées à la Maison Européenne de la Photographie en 2022 au sein de l‘exposition Love Songs, qui proposait plusieurs imaginaires autour de la question de l’intime. À travers sa création visuelle, l’artiste déploie une pratique hybride, entre documentaire et fiction, comme si l’image était le commencement d’un récit inventé. C’est pour cela peut-être qu’il aimait définir certains clichés comme des « fantasmes de photographies ».
Hervé Guibert s’intéresse à ce qu’on ne peut pas voir avec les yeux, ce que l’on peut percevoir avec le toucher et ce qui prolonge l’image sans être montré : sa photographie en devient profondément évocatrice et fantomatique. Dans L’envers du visible, des corps nus se montrent à nous, parfois touchés par des mains sans visage, voilés par du tissu ou de l’eau. Son travail avec des personnes non-voyantes mène l’artiste à publier Des aveugles en 1985, un texte qui résume ses années d’enquête, mais aussi son expérience de lecteur au sein de l’INJA. Accueilli de façon critique, le livre pose la double question des fantasmes et tabous des voyants sur les aveugles et des aveugles sur elleux-mêmes. Plus largement, il prolonge les réflexions de son auteur sur le visible et son inverse, anticipées dans L’Image fantôme en 1981. Si L’envers du visible demeure un corpus décousu en termes de temporalité, la fiction et la transformation d’un réel fantasmé tissent une trame constante. Le portrait de son amant Thierry, nu sous un voile de mariée, est la parfaite illustration de la pratique évocatrice de Hervé Guibert : l’amour domine la photographie, le désir explose à travers l’image. Pourtant, cet homme ne sera jamais son époux. Un détail soulevant la question d’à qui le mariage est socialement réservé. Une photographie frontale, qui illustre une impossibilité, une cassure dans un conte féerique, qui a pourtant le don de dénoncer ce qui n’est pas possible alors qu’il devrait l’être.
Table de travail « fantômes », rue du Moulin-Vert, n.d. © Hervé Guibert, Christine Guibert/Courtesy les Douches la Galerie
Vincent, main torse, 1985-1986 © Hervé Guibert, Christine Guibert/Courtesy les Douches la Galerie
Thierry dans la baignoire, yeux bandés, Santa Caterina, n.d. © Hervé Guibert, Christine Guibert/Courtesy les Douches la Galerie
Image d’ouverture : © Hervé Guibert, Christine Guibert/Courtesy les Douches la Galerie