Jusqu’au 14 mars 2022, la Bourse de Commerce présente une installation photographique inédite des travaux de Nobuyoshi Araki. Dédiée à Robert Frank, la série Shi Nikki (Private Diary) retrace les explorations solitaires et intimes du photographe japonais, en proie à des maux intérieurs. Des images urbaines côtoyant des nus sulfureux, mais qui, une à une, transmettent la grande sensibilité d’un artiste esseulé.
« Le propre de l’image photographique est de reproduire la réalité telle quelle, avec une vraisemblance parfaite. Cependant, présentez ces images en séquences sans aucune information et vous ferez l’expérience d’une réalité mouvante et équivoque. C’est tout l’enjeu de Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank (1993) du Japonais Nobuyoshi Araki »,
confie Matthieu Humery, commissaire de l’exposition, dans l’introduction du catalogue consacrée à la rétrospective. En effet, c’est de manière surprenante que les œuvres de cette série nous sont dévoilées au sein de la Bourse de commerce. Inéluctablement Shi Nikki Private Diary se lit comme une interrogation primitive, où les émotions sont narrées sans artifices.
101 et le néant
Tout commence en 1993, trois ans après la disparition prématurée de sa femme Yoko Aoki, sa plus grande histoire d’amour. Habitué des « journaux photographiques » − comme son Voyage Sentimental, un parcours à travers son mariage et sa nuit de noces −, l’artiste japonais conçoit alors Shi Nikki (Private Diary), connu aussi sous le titre 101 Works for Robert Frank, comme un journal sur ses troubles et sa quête identitaire. Un ensemble de 101 clichés qu’il dédie en gage d’amitié, à l’un des pionniers de la photographie documentaire, Robert Frank, après son séjour à Tokyo.
101 images rythmées par un désarroi ambiant, par des pulsions sexuelles et des réflexions existentielles. Des clichés où tout contexte a disparu au profit de l’essentiel. Et c’est de cette même manière que l’exposition en son honneur, et le livre qui en découle, propose de découvrir ses œuvres. Une série de monochromes dénués de textes, mis à la suite les uns des autres, au même format. Seules les dates indiquées par l’appareil argentique donnent une idée de la temporalité. Des créations qui se conçoivent comme des fulgurances éparpillées de son quotidien, où l’image d’une femme et d’un homme en pleins préliminaires est suivie d’une photographie naïve d’un chat ou d’un ciel ombragé
Un système de représentation qui nous renvoie inévitablement au cœur de la pensée du photographe. Ici, la scénographie in medias res, en cercle, vient suggérer une circulation continue des émotions. « À première vue, Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank peut sembler une œuvre délibérément incohérente, une compilation de toutes sortes de choses et de lieux plutôt qu’une série homogène, mais comme elle a été créée par un artiste pour qui même les mots simples ont des significations glissantes, il est ici peut-être plus indiqué de considérer l’ensemble des images comme un autre type de pseudo-journal, une exploration photographique des espaces entre le réel et tous ses opposés potentiels », écrit Matthieu Humery.
© Nobuyoshi Araki
Un male gaze déroutant mais qui nous parle d’émotions crues
Lorsque l’on rentre dans la galerie dédiée à Nobuyoshi Araki de la fondation Pinault, une pancarte nous avertit : « Certaines œuvres peuvent heurter la sensibilité du jeune public ». Une phrase raturée, vraisemblablement par un·e visiteur·se, reformule l’avertissement : « Certaines œuvres peuvent heurter la sensibilité des femmes ! ». Car il est évident que − depuis ses débuts dans le 8e art −, le regard de Nobuyoshi Araki, porté de manière compulsive sur la femme et sur les déviances sexuelles, est sujet à de grandes controverses. Il y a, dans l’érotisation extrême de ses modèles féminins nus, ou suggérant la nudité, un male gaze perturbant. Des portraits de jeunes écolières hypersexualisées par exemple, portant des bananes à leurs bouches − fruits de nombreux fantasmes sexuels. Il y a aussi le concept initial de cette série, réalisée par un homme hétérosexuel pour un homme hétérosexuel, comme si l’iconographie des femmes devait rester le fait du masculin.
Pourtant, ce même regard est également celui d’un homme qui épouse sa vulnérabilité, dévoilant l’aspect trivial, désolant, voire brutal de ses journées en solitaire. « Ce relativisme moral selon lequel les publics japonais seraient plus ou moins choqués ou ouverts au travail d’Araki ne nous aide toutefois pas à comprendre comment ni pourquoi il produit de telles images. Nous aurions plutôt intérêt à prêter attention aux photographies en elles-mêmes – à leur composition graphique, à leur intense préoccupation formelle, à la logique narrative (ou antinarrative) de la sérialité et de l’ordre dans lequel elles apparaissent. Araki en revient inexorablement aux mêmes scènes, aux mêmes sujets et aux mêmes lieux : son quartier, son chat, sa collection de dinosaures en plastique, ses intérieurs préférés, ses bars et ses modèles. Il a un jour révélé que la première photo qu’il prend chaque matin est une image du ciel depuis son balcon : « Vous vous lavez les dents, moi je me lave les yeux » », précise Matthieu Humery.
Finalement, Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank se conçoit comme le don de soi à un être cher, un aveu de sa fragilité. C’est une série impertinente mais hautement sincère. Elle nous parle de désolation, de mort, de relations de chairs. Au fil des images, la sexualité ne nous apparaît plus vulgaire, mais s’appréhende comme un élan vital, presque animal. Une manière de se raconter à l’autre, sans littérature, avec une poésie frontale. Ce que Nobuyoshi Araki sait conter sans retenue.
Découvrez Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank à la Bourse de Commerce jusqu’au 14 mars et l’ouvrage dédié à la série, en coédition avec la Bourse de Commerce − Pinault Collection et delpire & co, 220 pages, 45€.
© Nobuyoshi Araki