Jusqu’au 12 décembre, dans le cadre du festival Fictions documentaires, aux Archives départementales de l’Aude, Prune Phi expose Otherworld communication. À travers cette série, l’artiste-plasticienne envisage « des modes d’existence qui paraissent farfelus depuis un regard eurocentré ». Lumière sur ce singulier projet qui lève, avec bienveillance, le tabou sur la disparition.
Photographies, vidéos, sculptures, objets sonores ou papiers, structures de bois et de tissu… Tels sont les éléments disparates qui composent la dernière installation de Prune Phi. Dans ce projet polymorphe présenté dans le cadre du festival Fictions documentaires, l’artiste-plasticienne cherche à réinterpréter une tradition, pratiquée en Asie du Sud-Est, liée au culte des ancêtres. Car dans cette région, l’au-delà prend la forme d’un univers parallèle, très semblable au nôtre. « Selon cette croyance, explique-t-elle, lorsqu’une personne décède, elle n’emporte aucun bien matériel avec elle, quoiqu’elle en ait aussi besoin. Il incombe alors aux vivants de réaliser un rituel bien précis. Il consiste à détruire des objets par le feu pour qu’ils se matérialisent à nouveau dans l’autre monde. » Ainsi, plus on incinère des offrandes, plus le défunt est riche et confortable. Un culte vieux de plusieurs millénaires qu’elle redécouvre récemment, lors d’une résidence à la Villa Saïgon, à Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam.
Reconsidérer le réel
« Quand j’étais petite, mon grand-père Binh brûlait de faux billets de banque pour ses ancêtres. Lorsqu’il nous a quittés, nous avons reproduit ce geste pour lui », se souvient-elle. Si, à l’origine, de simples morceaux de papier doré suffisaient, colonisations successives et mondialisation ont métamorphosé la pratique. Aussi cette monnaie symbolique substitue-t-elle désormais des fac-similés de dollars, de sacs à main de luxe, mais encore de smartphones. Ou, autrement dit, une technologie que nos aïeux n’ont pas ou peu connu. Cette évolution des objets et des usages interroge alors Prune Phi. C’est ainsi que lui est venue l’idée de créer un opérateur téléphonique. Spécialisé dans les échanges inter-mondes, chacun pourrait le contacter pour y laisser un message destiné à un proche disparu. Soutenu et primé par les Ateliers Médicis, Otherworld communication s’inscrit comme la suite logique d’un projet bien plus vaste. Consacré à une quête des origines, celui-ci prend la forme d’une communication, d’un Long distance call (2018) qui précède un Appel manqué (2019). Un échange qui réussit ou, au contraire, qui n’aboutit pas. À l’instar des messages que l’on se transmet, ou non, de génération en génération. « Il faut pouvoir rebâtir les histoires tant bien que mal, et ce, malgré l’absence de témoignages, de souvenirs et d’images », ajoute l’artiste. Une reconstruction qui, pour elle, passe par une réconciliation avec un héritage perdu.
Il faut dire qu’au-delà du seul rituel votif, l’installation de Prune Phi fait également écho à d’autres coutumes de la région. À titre d’exemple, le rideau de satin violet, qui habille les murs des Archives départementales, ne doit rien au hasard. « J’ai d’abord choisi ce tissu comme un clin d’œil à la matière des áo dài, les tenues typiques vietnamiennes. Mais c’est vrai qu’il y a aussi quelque chose de la prestidigitation ou de la sorcellerie. Je regarde beaucoup de films et de séries de science-fiction ou de fantaisie. Ces genres ont toujours été un moyen d’aborder les problématiques du présent de manière détournée, d’en émettre une critique en passant par la fiction et la distanciation temporelle. Utiliser ce vocabulaire me permet d’imaginer les formes futures d’une tradition et donc, en fin de compte, de reconsidérer le réel. »
Une care routine
Seulement, passé son aspect personnel, la démarche a également trait à l’universel. « Otherworld Communication est pensé, dès le départ, comme un projet en évolution, qui ne peut exister sans la participation de celles et ceux qui envoient les messages au numéro présent dans l’espace d’exposition », indique Prune Phi. Il s’agit, tout compte fait, d’une expérience collective, à l’image de rites, mais pas uniquement. Car il faut bien reconnaître qu’en France, la mort et ce qui advient des défunts demeurent encore tabou. « Dans d’autres parties du monde, comme en Amérique latine ou en Asie, elle n’est pas envisagée de la même manière. Cela peut-être un lieu de transition, un moment de célébration, un accompagnement joyeux vers autre chose. C’est ce contraste qui me plaît. Montrer Otherworld Communication à des personnes qui n’ont pas les références requises pour comprendre est un déplacement intéressant et nécessaire. »
Prune Phi suggère ainsi, avec bienveillance, différentes manières d’appréhender la perte d’un être cher. Laisser un message sur un répondeur ou brûler des téléphones en carton devient une nouvelle habitude à prendre, tout aussi spirituelle. Car il est vrai que ce procédé remplace les maux du deuil par d’autres mots, ceux qui apaisent les âmes. « On pourrait même l’imaginer comme une care routine qui se pratiquerait régulièrement. Aussi souvent que d’envoyer un texto à sa mère pour lui dire ce qu’on aurait mangé », conclut-elle enfin.
© Prune Phi