Fisheye : Pouvez-vous vous présenter ?
Wiktoria Wojciechowska : Je m’appelle Wiktoria et je suis une jeune artiste polonaise.
Marek Berezowski : Je dirais que je suis un “photographe social”, dans l’esprit de la photographie documentaire. Je suis intéressé par les projets à long terme.
Parlez-nous de vos travaux sur le conflit en Ukraine …
Wiktoria : Sparks (étincelles, en français) traite du début du conflit en Ukraine et de la guerre en elle-même. Les portraits de soldats sont l’épine dorsale de ce travail. Ils ne sont pas des soldats, ils n’ont pas vraiment été entraînés et ne sont pas préparés psychologiquement à affronter ce qui les attend sur le front. Ils ont eu à arrêter tout ce qu’ils faisaient, leur travail, leurs études, et changer de vie complètement. J’ai parlé avec eux de leur expérience de la guerre et ensuite j’essayais de capturer ce qu’ils m’avaient racontés. Je me demandais si l’horreur qu’ils avaient eu se réfléchiraient sur leur visage et apparaîtraient à l’image. Les conversations m’ont beaucoup aidée à développer ma série. J’ai décidé d’aller sur le front et de photographier l’arrière. Je réalisais des vidéos et me suis plongée dans les archives des soldats : les photos et les vidéos qu’ils ont prises avec leur téléphone. Explorer l’expérience de chacun d’eux était ma façon de comprendre la guerre et d’en analyser les symptômes.
Marek : Mariupol – four seasons est l’histoire d’une ville industrielle, la plus grande de la région Donbass, contrôlée par l’Ukraine, qui est directement touchée par la guerre. Cette ville, peuplée de 500 000 habitants, est située à seulement 10 kilomètres de la ligne de front. Là-bas, derrière le pouvoir et les buzz médiatiques, se déroulent des histoires en toile de fond du conflit. Leonid en fait partie. Elle est ingénieure, à la retraite et sa maison a été inondée six fois par les eaux usées après qu’un hypermarché a ouvert à côté de chez elle. Il y a aussi Alieta, dirigeante d’une entreprise de produits électroniques et volontaire pro-Ukraine, qui envisage de partir vivre en Turquie. Et Julie, une étudiante qui n’a pas perdu espoir de rester à Mariupol. Viktor, lui, est lycéen. Il est devenu bénévole après avoir survécu à une attaque de missile. Non seulement la guerre change les vies humaines, elle change aussi l’engagement de chacun.
Quelles sont vos influences ? Y a t-il des photographes de guerre que vous admirez particulièrement ?
Wiktoria : Je ne crois pas avoir beaucoup d’influences en photo. Il y a des artistes qui ont travaillé sur le thème de la guerre que j’aime beaucoup comme Joseph Beuys, Anselm Kiefer, Harun Farocki. Il s’agit d’art conceptuel et pour moi c’est un très bon outil pour “comprendre” le phénomène de la guerre. Parce qu’il est presque impossible de “comprendre” la guerre quand on ne l’a pas vécue. Je trouve que l’art conceptuel permet de mieux comprendre qu’une photo. Bien sur, il y a des photos de guerre qui m’émeuvent mais la plupart du temps je suis assez sceptique sur la méthode utilisée par le photographe. Tout le monde a une éthique différente…
Marek : Au début, quand j’ai commencé à réfléchir à ce que je voulais dire sur la guerre en Ukraine, je n’avais pas d’inspiration directe. Je ne voulais pas suivre les rails de la photo de guerre. Je ne voulais pas me focaliser les actions militaires ou sur les soldats. Je m’intéressais aux civils. Bien sûr, il y a des photographes de guerre que j’admire. Je ne vais pas être original mais il y a bien sûr James Natchwey, surtout pour son engagement, Philip Jones Griffiths, Paolo Pellegrin, pour son style, Stanley Greene, pour sa loyauté à l’égard du sujet. J’admire aussi les photographes de la guerre en Syrie comme Hosam Katan.
Qu’est-ce qui vous a conduit en Ukraine ?
Wiktoria : Avant d’aller là-bas, j’ai passé un mois en Islande qui est l’un des endroits les plus calmes de la planète. J’ai beaucoup réfléchi à toute la misère du monde et j’ai eu le sentiment de fuir ma responsabilité, de fuir la guerre en Europe. J’ai alors décidé de rencontrer les victimes du conflit.
Marek : Avant le conflit, j’étais allée deux fois en Ukraine. J’ai aussi suivi Euromaïdan, les manifestations pro-européennes à la télé et sur Internet. La guerre est si proche. C’était difficile de faire comme si tout était normal. Deux groupes s’affrontent et ils sont très proches l’un de l’autre, culturellement et ethniquement. Cela montre à quel point les symboles et la mythologie, ainsi que la peur et la propagande sont importants. Le sens plus profond de ce que je veux raconter est l’effondrement de l’Union Soviétique et le désir d’échapper à la mentalité soviétique. Sur le prix à payer comme les morts, le nationalisme et la crise économique.
Comment décririez-vous ce pays à quelqu’un qui n’y a jamais été ?
Wiktoria : C’est une question très intéressante. Peut-être parce que je suis de l’Est de la Pologne et que pendant l’enfance je suis souvent allée à Lviv, en retournant en Ukraine je me suis sentie en sécurité, ce pays m’est très familier. Je comprends l’ukrainien et les Ukrainiens comprennent le polonais. C’est probablement pour ça que j’ai tant de compassion pour ce peuple qui souffre. Mes amis et moi pourrions être à leur place. Je ne suis pas experte sur le pays mais, à mon avis, le conflit grandissant détruit le pays. Ses habitants n’ont plus la force de se battre, la plupart d’entre eux ont perdu espoir.
Marek : Les Ukrainiens que j’ai rencontré sont très chaleureux et sincères. La société, malheureusement, souffre de corruption, d’une condition économique désastreuse et d’une classe politique misérable. Elle est à la croisée des chemins entre la modernisation et une pensée post-soviétique. Le nationalisme et la quête d’une identité, dont tout le monde n’a pas conscience, est aussi un problème ailleurs dans le monde comme en Pologne.
Pourquoi doit-on photographier la guerre ?
Wiktoria : Pour se rappeler qu’elle existe et est très proche de nous.
Marek
: Pour moi, la photo permet de faire l’expérience d’une réalité. Elle permet de témoigner et laisse place à la réflexion. La guerre, malheureusement, fait partie de la réalité.
Est-ce simple de montrer la guerre ?
Wiktoria : Sûrement plus simple que de montrer la paix. La guerre est un phénomène auquel la plupart d’entre nous n’est pas habitué. Quand on lui fait face, beaucoup de choses peuvent nous surprendre. C’est un genre de photo qui montre la différence.
Marek : Honnêtement, je ne sais pas. C’est sûrement difficile. Mon travail parle de l’arrière-plan du conflit. Ou plutôt de la manière dont la proximité d’une guerre affecte une ville et la vie de ses habitants. Je ne suis pas photographe de guerre. La présence des soldats me rappellent à quel point la guerre est proche, tout comme les bruits du combats mais je me suis focalisé sur les civils. Au début, je voulais travailler sur la façon dont l’espace urbain est marqué par la guerre. Plus tard, j’ai décidé de réalisé des biographies, pour une approche humaniste. Quant à aller sur le front, à Mariupol, c’est difficile. Il faut bien s’y connaitre, souvent j’ai échoué et cela n’a jamais été ma priorité.
Dans les médias, on montre toujours la guerre de la même façon. En tant que photographe documentaire, est-il difficile de se délivrer de cette imagerie ?
Wiktoria : Bien sûr que c’est difficile d’être différent. Surtout que les guerres se ressemblent. Les gens veulent aussi voir la guerre telle qu’ils la connaissent par leurs grands-parents. Quand j’observais ce que les soldats postent sur Facebook, j’ai retrouvé beaucoup de stéréotypes sur la guerre qui légitimaient leur temps au combat. Récemment, j’ai lu un livre très intéressant : The Summer Book de Tove Jansson. Le personnage principal est une grand-mère. À un moment, elle dit : “Si tu cueilles des framboises, tu vois seulement ce qui est rouge, si tu cherches des os, tu vois seulement du blanc.“
Marek : Oui, les médias sont le théâtre des politiciens et des soldats. La plupart des photos de guerre sont de simples illustrations. Il y a peu de place accordé au vrai photojournalisme à l’heure actuelle. Les civils payent le plus cher cette guerre. Bien sûr, des soldats meurent et les politiciens cyniques prennent des décisions. Mais je crois que si on veut comprendre la guerre, il faut en connaitre le contexte plus large. Dans ce conflit, on construit des identités, celle des Ukrainiens et celle des Russes.
Quel est votre souvenir le plus fort de l’Ukraine ?
Wiktoria : J’ai beaucoup de souvenirs, des conversations pour la plupart qui sont très importantes pour moi. Elles m’inspirent mon travail et elles ressurgissent donc dans mes photos.
Marek : Je dirais d’abord les conditions dans lesquelles est logé Mr Léonid (voir plus haut). Et en deuxième lieu, la peur dans le regard de ceux qui vivent près du front.
Pouvez-vous, chacun votre tour nous parler du travail de l’autre ?
Wiktoria : La série de Marek est très intéressante. Mariupol est une ville à explorer pour ses enjeux politiques : elle est actuellement aux mains des Ukrainiens mais la plupart de ses habitants sont pro-russes.
Marek : Je n’ai jamais eu le plaisir de rencontrer Wiktoria mais je connais sa série Sparks depuis longtemps. C’est sa série la plus forte. Je l’ai présenté deux fois à mes étudiants (je suis doctorant en anthropologie) comme un bon exemple de réflexion en photo documentaire. C’est une piqûre de rappel. Elle montre très bien le contexte de la guerre et son fardeau.