En mai dernier, Almudena Romero a été nommée lauréate de la Résidence BMW à Gobelins. Depuis, en mélangeant procédés anciens et nouvelles techniques, elle développe son projet photographique « The Pigment Change » : entre expérimentation avant-gardiste et réflexion sur la durabilité.
« Je n’ai plus voulu utiliser la photographie pour documenter les faits, mais plutôt comme une forme d’expression artistique. Il ne s’agit pas de faire une photo, mais de la cultiver. La photo est vivante ! »,
explique Almudena Romero. La photographe d’origine madrilène réactualise des procédés longtemps oubliés pour revenir à l’essence même de la photographie : écrire avec la lumière. Dans son travail, pas de grain ni de pixels, seulement la chlorophylle des espèces végétales. Avec une utilisation minutieuse de la lumière, l’artiste stimule les végétaux pour cultiver leurs couleurs, avec des procédés naturels comme le photopériodisme (le rapport entre la durée du jour et de la nuit) et le photoblanchiment (la perte de fluorescence d’une molécule). De telle sorte, l’artiste joue des propriétés du vivant, et fait danser les plantes. « Je veux que ce soit la plante qui fasse la performance, qui accueille la photographie, qui la porte », poursuit-elle. En résulte le projet « The Pigment Change » qui questionne les limites du médium photographique. Une œuvre étonnante et organique, composée de quatre séries : Faire une photo, Family album, Offspring et The act of producing.
Faire une photo © Almudena Romero
Écrire avec la lumière
« The Pigment Change explore les formes et les matériaux en photographie dans le cadre d’une réflexion plus large sur la durabilité »
, raconte la photographe. Quand on pense les conséquences écologiques des procédés chimiques, la disparition de la photographie argentique n’est plus qu’une question de temps. Et c’est bien cela qui pousse Almudena Romero à expérimenter avec des méthodes plus durables. À cette réflexion s’ajoute un questionnement sur la production et la cause de l’existence. En témoignent les séries Family Album et Offspring, qui pensent la filiation et l’héritage, avec la reproduction comme condition du vivant. « Jusqu’aux années 1970, la photographie était principalement utilisée à des fins de documentation, pour laisser des traces ou un héritage. Nous vivons maintenant dans un contexte où cette notion semble presque ridicule. Nous ne savons pas comment sera la vie la semaine prochaine, et encore moins dans les décennies et les siècles à venir », explique l’artiste.
Véritable avant-garde photographique, Almudena Romero innove, et invente de nouvelles techniques écologiques. « Dans Family Album, j’expose des négatifs de mes archives familiales directement sur des panneaux de culture de cresson pour faire pousser des tirages photographiques », raconte-t-elle. Aussi originale que progressive, cette méthode bouleverse entièrement ce qu’on entend par “écrire avec la lumière”. Ici le pigment – la chlorophylle – est produit avec de longues expositions à la lumière. Par le contrôle de la longueur d’onde, des durées d’exposition, et des zones de projection, l’image désirée apparaît – vivante et éphémère. Héritage, hiérarchie, ordre, unité et identité de groupe sont abordés dans Family Album qui explore la famille et la maternité. « J’aime que les photographies à base de plantes poussent, se développent et disparaissent. Elles sont dans un état d’évolution constante qui, d’une part, interroge les espaces et les formes du médium, et d’autre part, questionne l’idée d’utiliser la photographie pour laisser un héritage », explique-t-elle.
Family Album © Almudena Romero
Radicalement original et durable
« L’état actuel de crise constante – environnementale, sociale, économique, politique et sanitaire – rend l’idée de laisser un héritage très peu attrayant pour la photographie, mais aussi pour la famille »,
explique Almudena Romero. Avec pour maître mot l’éphémère, l’artiste fait bien plus qu’élaborer une œuvre vouée à la disparition – elle forme un langage radicalement original et durable. Pour exprimer une photographie nouvelle et libérée des contraintes classiques, son travail prend la forme d’une performance artistique. « Je pense que nous n’avons pas besoin d’images avec les plus hautes propriétés d’archives et quelques produits chimiques toxiques. Il est plus important de vivre et de produire en harmonie avec l’environnement, avec des moyens durables, même si cela rend l’image photographique plus susceptible de disparaître », avance l’artiste. Dans Offsping, la plante devient un symbole du refus de la maternité. « Certains végétaux utilisent des stratégies de reproduction sélective, comme les plantes du désert, qui ne produisent que deux feuilles au cours de leur vie. Je documente la naissance d’une nouvelle feuille pour exprimer mon refus de devenir mère. Je ne ressens pas le besoin de transmettre mes gènes à quelqu’un d’autre, comme c’est le cas pour un nombre croissant de femmes aujourd’hui », explique-t-elle.
Ce qu’Almudena Romero propose dépasse le simple champ de la photographie contemporaine. En développant une nouvelle approche – ou plutôt un univers de possibles reposant sur un nouveau langage – elle se confronte au rôle du 8e art aujourd’hui, et propose une manière d’évoluer. The Pigment Change se lit comme un manifeste nécessaire pour un art écologique. Elle renverse notre rapport à l’image et nous invite à repenser sa diffusion. Lorsqu’on cultive une photographie, et qu’on promeut l’art éphémère, comment parvient-on à l’exposer ? Une première réponse sera avancée aux Rencontres d’Arles 2021, où l’on pourra retrouver le travail d’Almudena Romero produit à l’occasion de la résidence BMW. Et en attendant, son approche innovante réalisée dans son laboratoire à Gobelins, l’école de l’image, est à découvrir dans une vidéo de présentation en suivant ce lien.
Offspring © Almudena Romero
Family Album © Almudena Romero
“The Pigment Change” © Almudena Romero / lauréate 2020 Résidence BMW