Inspiré par une invention scientifique rendant visibles des microparticules indiscernables à l’œil nu, le photographe Alvaro Deprit fait de Bubble Chamber une série métaphorique à travers laquelle il exprime son désarroi face à l’état du monde.
C’est un regard sensible, porté par la douceur des palettes de couleurs et l’histoire millénaire du monde qu’Alvaro Deprit pose sur son environnement. Après avoir capturé l’Andalousie – la terre de ses origines, qui avait généré en lui une source inépuisable de fantasme – le photographe s’attache, avec Bubble Chamber, à explorer le processus même de création. À se tourner vers son « moi » intérieur. Conçue en 1952 par le physicien américain Donald A. Glaser, la chambre à bulles était un espace fermé contenant de l’hydrogène liquide, maintenu à une température très haute. Les particules présentes au sein du milieu se matérialisaient alors par des bulles, rendant visibles ces éléments habituellement invisibles pour l’être humain. Véritable détecteur, l’invention laissait – dans sa nature scientifique première – des empreintes, des schémas à la beauté cosmique, presque surnaturelle, évoquant de manière évidente le domaine artistique. « En devenant perceptibles, les particules pouvaient être photographiées. Les images de Bubble Chamber forment également une collection de traces, d’images figeant un processus créatif, le flux des narrations potentielles qui se sont arrêtées soudainement à cause d’un événement particulier. J’ai ainsi endossé le rôle d’une caisse enregistreuse, disséquant les restes de quelque chose en cours », explique l’artiste.
Un cri silencieux
Pour parvenir à mettre en lumière l’insaisissable, Alvaro Deprit a couplé deux projets, réalisés en parallèle. Le premier prend place dans une école d’art, où l’auteur a pris en photo différents éléments : « là-bas, la création des œuvres et développement de l’identité des élèves se déroulent de manière simultanée », précise-t-il. Dans ces lieux, il découvre également des sculptures couvertes de plastique – un matériau utilisé pour conserver l’humidité durant leur construction. « J’étais attiré par la magie de l’attente, la tension de l’anticipation », complète l’artiste. C’est durant cette même période qu’il se met à scanner d’anciennes pellicules, prenant depuis des années la poussière dans le sous-sol de sa maison. Des tirages abstraits dont les défauts, les imperfections font étrangement écho aux recherches de Donald A. Glaser. Autant d’éléments unifiés par des nuances pastel, verdâtres, évoquant un tout organique, naturel.
« Mon goût pour les compositions et les couleurs persistent à travers toute mon œuvre. Je favorise les images directes, dont la simplicité convoque une aura mystérieuse, et une certaine absurdité. Cette teinte de vert qui accompagne chaque cliché possède plusieurs significations – elle est à la fois relaxante et dérangeante », ajoute Alvaro Deprit. À court de mots face aux catastrophes sanitaires, environnementales et sociopolitiques qui dévorent notre monde, le photographe fait de Bubble Chamber une métaphore de notre déroutement. Étranges, conceptuelles, les images nous bloquent en pleine action, comme pour nous priver de nos sens au cœur d’un mauvais rêve. Comme pour nous avertir que les interruptions, les fragments qui éclatent sont finalement les éléments les plus importants d’un récit. À l’instar de la chambre à bulles, l’auteur fait de ses images des loupes sur mesures, nous invitant à reconsidérer notre vision, à percevoir l’insaisissable. « Ces photographies mettent à métaboliser le cours des événements à la manière d’un cri silencieux. Elles illustrent à merveille ma propre anatomie de la peur », conclut-il.
© Alvaro Deprit