«Lacuna» ou les écarts du langage

30 mars 2022   •  
Écrit par Julien Hory
«Lacuna» ou les écarts du langage

Avec Lacuna, Katya Yanova explore les distorsions et manques qui constituent des failles du langage. Connues sous le nom de lacunes lexicales, elles sont la source de l’incompréhension. Dans sa série, l’artiste russe tente d’exploiter ces écarts à travers le médium photographique.

Nous le savons, la communication est la fonction première du langage, et elle est essentielle aux êtres humains.  Que ce soit au sein de sa famille, de son groupe social ou pour interagir avec d’autres, un individu se dote d’un système de signes vocaux, verbaux, graphiques ou encore gestuels afin d’exprimer une pensée ou un sentiment. Comme tout système, le langage connaît des écarts, des vacillements, des « trous » appelés lacunes lexicales (ou linguistique). C’est à partir de ces carences que Katya Yanova a entamé sa série Lacuna.

« Je me suis intéressée au terme linguistique lacune — lorsqu’un mot d’une langue n’a pas d’analogie dans une autre, explique la photographe russe. En d’autres termes, les lacunes sont des failles du système lexical. Cette notion m’a amené à me demander si, dans une même langue, nous trouvons beaucoup d’omissions ou d’insuffisances bloquant la compréhension mutuelle entre les gens. Entre différentes tranches d’âge ou instances politiques et religieuses, etc. Est-il possible de communiquer sans distorsion ? ». De sa réflexion est né un corpus d’images.

© Katya Yanova© Katya Yanova

Le langage photographique

Ces interrogations concernant le langage et ses défaillances, l’artiste originaire de Mordovie et installée à Moscou, elle les porte depuis toute jeune. Pour elle, les écarts que connaît le langage permettent l’interprétation et confèrent aux individus leur caractère unique. « J’ai construit mon propre système de métaphores et de symboles, explique-t-elle. (…) Depuis que je suis enfant, l’incompréhension entre les gens m’inquiète, même avec les plus proches. J’avais l’habitude de m’énerver, toujours à la recherche de la vérité générale. Puis, avec le temps, j’ai commencé à apprécier le caractère unique de chaque avis ou jugement. Il est très important de cultiver une pensée critique, de se poser des questions, se laisser la possibilité de douter. »

Plus tard, celle qui a étudié le design à l’université se tourne vers le 8e art. Par ce biais, elle se retrouve confrontée à un nouveau système linguistique, le langage photographique. Ce dernier, objet de nombreuses recherches, consiste à utiliser des signes qui, mis ensemble grâce à l’écriture photographique, permettent à l’auteur de s’exprimer et au regardeur de comprendre le sens d’une image. Une fois de plus, ce langage n’est pas universel et possède ses propres lacunes, souvent d’origine culturelle. « Chaque photographie est une tentative de montrer le monde, mais toujours à travers un prisme individuel, analyse-t-elle. Même le style dit documentaire ne peut pas être univoque. Le contexte est important ».

© Katya Yanova© Katya Yanova

Une immense tragédie

Nous le constatons, ce dispositif vieux comme l’humanité qu’est le langage suppose donc un émetteur et un récepteur. Entre les deux, en fonction de multiples paramètres tels que les signes, de la culture ou encore l’habitus (Comportement acquis, caractéristique d’un groupe social, quelle que soit son étendue, et transmissible au point de sembler inné, déf. Larousse), peut naître une altération du message. De cette déformation émergent parfois des conflits, voire des guerres. Katya Yanova en a conscience. Bien qu’elle considère celle que mène son pays à l’Ukraine comme une immense tragédie, elle tente tout de même de saisir les mécaniques en jeu.

« Je crois que l’incompréhension est un processus naturel, imagine-t-elle. Russes et Ukrainiens sont des peuples uniques et des nations différentes. Mais personne n’a le droit de priver une personne de vie, d’avenir, de développement et de libre arbitre ! L’effusion de sang doit être stoppée, puis chacun décidera par lui-même comment il pansera ses plaies — par la photographie ou autre chose ». C’est pourquoi, à l’avenir, elle souhaite s’attacher aux profondes modifications culturelles et structurelles que va subir la Russie lorsque la guerre sera finie. Pour l’heure, le dialogue semble presque rompu et le langage n’y peut rien. Certains acteurs restant sourds aux cris d’un pays qui meurt et aux appels d’un monde sidéré.

© Katya Yanova© Katya Yanova
© Katya Yanova© Katya Yanova
© Katya Yanova© Katya Yanova

© Katya Yanova

Explorez
15 expositions photographiques à découvrir en août 2025
Jill, President Street, Brooklyn, New York, 1968 © Donna Gottschalk, Courtesy de l’artiste et de Marcelle Alix, Paris.
15 expositions photographiques à découvrir en août 2025
L’été est installé, et les vacances enfin arrivées. En parallèle des Rencontres d'Arles et pour occuper les journées chaleureuses ou les...
01 août 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les images de la semaine du 21 juillet 2025 : l’été des voyages et de la culture
© Clara Chichin et Sabatina Leccia / Lucie Pastureau
Les images de la semaine du 21 juillet 2025 : l’été des voyages et de la culture
Cette semaine, dans les pages de Fisheye, expositions et conseils de lectures estivales s’épanouissent. Car, qui dit vacances dit temps...
27 juillet 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les Amériques décadrées d'Arthur Vaillant
(Les) Amériques © Arthur Vaillant
Les Amériques décadrées d'Arthur Vaillant
Arthur Vaillant signe son premier livre photo en autoédition. (Les) Amériques dresse un portrait décalé, décadré et audacieux du...
25 juillet 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Zooms 2025 : pourquoi Fisheye soutient Lola Cacciarella au Salon de la photo
Bleu Comme Une Orange © Lola Cacciarella
Zooms 2025 : pourquoi Fisheye soutient Lola Cacciarella au Salon de la photo
Depuis quatorze ans, les Zooms du Salon de la photo mettent en lumière la création photographique. Cette année, Fisheye soutient le...
23 juillet 2025   •  
Écrit par Fabrice Laroche
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 4 août 2025 : revoir le monde
Metropolis III, 1987 © Beatrice Helg
Les images de la semaine du 4 août 2025 : revoir le monde
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les photographes de Fisheye nous invitent à porter un autre regard sur le monde selon des...
10 août 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Chiara Indelicato, voix de Stromboli
© Chiara Indelicato, Pelle di Lava
Chiara Indelicato, voix de Stromboli
Exposée à la galerie Anne Clergue, à Arles, jusqu’au 6 septembre 2025, Pelle di Lava, le livre de Chiara Indelicato paru cette année chez...
09 août 2025   •  
Écrit par Milena III
Axelle Cassini : se rencontrer dans l'autre
Autoportrait © Axelle Cassini
Axelle Cassini : se rencontrer dans l’autre
Comment s’auto-représenter ? Quel lien entre image et identité ? Axelle Cassini, à travers son œuvre poétique et nuancée, explore ces...
08 août 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
© Charbel Alkhoury
Le Liban suspendu de Charbel Alkhoury 
Avec Not Here Not There, l’artiste visuel libanais Charbel Alkhoury propose un ouvrage bouleversant, à mi-chemin entre mémoire intime et...
08 août 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas