Avec A Southern Verse, un livre à paraître aux éditions Daylight, le photographe américain Peter Stitt raconte son sud natal. Sa série d’images empreintes de nostalgie nous invite à un voyage dans les espaces oubliés de la Caroline du Sud. Offrant au spectateur un ensemble de paysages évocateurs, par son parcours, il en questionne le regard. Entretien.
Fisheye : Comment as-tu commencé la photographie ?
Peter Stitt : Comme beaucoup de gens, j’ai commencé à prendre des photos avec mon premier appareil, un Kodak Instamatic X-15F, vers l’âge de cinq ou six ans. Ma fascination pour le médium est née à ce moment-là, mais je ne l’ai pas considéré en tant que forme d’art jusqu’à ce que je suive un cours d’initiation à la photographie noir et blanc à l’université. Je voulais être photographe sportif, mais après cette initiation, je suis tombé amoureux du 8e art.
La photographie m’a donné un moyen d’extérioriser ce que je n’arrivais pas à faire avec d’autres pratiques artistiques. J’avais l’habitude de faire beaucoup de dessins, mais c’était toujours très représentatif. Elle m’a permis d’utiliser les choses que je vois au quotidien et de les mettre sous une forme qui exprime mon intériorité bien mieux que n’importe quels mots ou illustrations.
Comment définirais-tu ta pratique photographique ?
Je ne sais pas s’il y a un terme que je pourrais employer pour la définir, la photographie de paysage social pourrait convenir. Bien que la plupart du temps dépourvu de présence humaine, mon travail dépend tout de même des individus. Les scènes que je représente sont souvent le reflet de l’influence des gens sur l’environnement immédiat. J’ai l’impression que ma pratique est vraiment quelque chose en soi qui emprunte à différentes façons de voir.
Je fonctionne comme un photographe de rue, à bien des égards. J’utilise un Leica M, je marche beaucoup et je ne reste jamais trop longtemps quelque part. Je ne fais pas beaucoup de planification et je trouve que je suis moins productif lorsque j’essaie de réfléchir à l’avance. Je décide où je vais shooter, mais généralement c’est la veille pour le lendemain (sauf si le lieu est à plus d’une heure et demie de route). Une fois arrivé où je veux, j’aime laisser les choses venir naturellement et observer comme je le ferais si je flânais quelque part sans mon appareil photo. Je suis persuadé que si on part sur une idée fixe, préconçue, on risque de ne pas atteindre nos objectifs, alors que la vie vous mènera là où on doit être. C’est ce que je ressens aussi dans mon travail.
Quelles sont tes influences ?
Elles sont plurielles. Bien sûr, il y a des influences photographiques. William Eggleston a été le premier photographe dont le travail m’a été présenté. J’ai retrouvé quelque chose de familier dans son œuvre, quelque chose de subtil qui ne peut être compris que si vous avez passé la majeure partie de votre vie dans la même région. Je me suis donc dit que si ce gars du Sud pouvait réussir, peut-être que moi aussi. Les photographies de Stephen Shore, Robert Adams et Lee Friedlander m’ont également marqué pour diverses raisons. J’aime le caractère ludique du travail de Friedlander, la structure d’Adams et l’aspect quotidien des images en couleur de Shore.
Le pouvoir de documenter et d’enregistrer de la photographie m’a toujours fasciné. Ça a façonné ma manière de penser et de voir. People of the 20th Century d’August Sander (1876-1864) et les images du Works Project Administration Photographers (programme fédéral d’aide aux artistes durant la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, NDLR), ont offert un sérieux et une méticulosité dans la documentation qui ont suscité mon intérêt pour l’histoire. Pour être plus léger, je recherche aussi l’humour dans l’esprit du Royal Road Test (1967) d’Ed Ruscha. Les jeux visuels et l’ironie sont des choses que j’essaie de maintenir.
En dehors de la photographie, mes influences viennent principalement de la famille, de la façon dont j’ai grandi et des endroits où j’ai vécu. J’ai été élevé dans le respect des origines, en appréciant le bon et le mauvais. J’ai été encouragé à apprendre, à être curieux. C’est ce qui me motive dans la conceptualisation plus que toute autre chose. L’humour subtil, sans effet d’éclat, est issu de mon éducation.
Quelle est la génèse de ton projet A Southern Verse ?
J’ai commencé le projet simplement, en sortant et en shootant. J’ai dirigé une galerie à Augusta, en Géorgie, pendant quelques années et j’avais négligé ma propre pratique photographique. J’avais produit des œuvres, mais rien de satisfaisant, et les paysages provenaient de milieux plus urbains. J’ai donc décidé d’aller dans l’une des municipalités les plus rurales des environs et de voir ce qu’il en était advenu.
Après cette première expérience de marche et de prises de vue, j’ai commencé à sélectionner quelques autres petites villes où je pourrais photographier. C’est presque devenu une obsession. J’y consacrais au moins deux jours par semaine, et après un mois, j’ai senti que quelque chose se mettait en place. Au début, je n’avais absolument aucune idée de ce que serait le projet, mais c’est ce premier mois de tournées compulsives, de remue-méninges et de notes qui a été le point de départ de A Southern Verse.
Chaque cliché que j’ai fait m’a aidé à arriver au titre. J’ai vu ces images comme un poème visuel. Pour moi, cela a toujours été une forme d’expression que le lecteur peut appréhender à sa façon, même s’il y a un concept sous-jacent. Par conséquent, chaque image de cette collection est un vers d’un poème plus grand reflétant le sud rural.
Comment définirais-tu l’esprit du sud des États-Unis ?
C’est difficile pour moi de vraiment l’expliquer, mais je dirais que de la fierté émane de la Caroline du Sud et du sud dans son ensemble. Non pas que les habitants soient nécessairement arrogants, mais ils ont confiance en qui ils sont. Tout n’est peut-être pas parfait, c’est sûr, mais tout le monde semble être content d’être de là-bas.
Tu as vu évoluer cette partie des USA…
Il y a les espaces métropolitains qui connaissent une croissance dans l’industrie et les affaires. Ces zones sont florissantes et, dans certains cas, elles se développent plus vite qu’elles ne peuvent réellement le faire.
Dans les zones rurales, cependant, c’est une autre histoire. C’est comme un conte de deux villes. Les petites situées à la périphérie des agglomérations s’en sortent plutôt bien. Pas toutes, mais beaucoup peuvent s’adapter et profiter de leur proximité avec ces grandes villes. Elles ont connu une croissance, quoique plus lente que ces dernières. Mais la majorité des villes rurales sont en difficulté. Pour beaucoup, l’agriculture a toujours été une constante, et cela demeure. Mais bien d’autres moteurs économiques sont en berne. Les centres-villes peinent à maintenir les boutiques ouvertes. De nombreuses usines textiles ont fermé. Les gens ont dû trouver du travail ailleurs et, ce faisant, ont dû quitter les villes pour tenter de survivre.
Cette œuvre fonctionne comme une suite de traces, est-ce un hommage ou un témoignage ?
Je dirais un mélange des deux. Je veux que ce soit comme un témoignage de l’existence de ces lieux. Ils sont tout à fait la preuve des effets du long et lent déclin que les zones rurales ont connu. Mais ils résistent, et pour cette raison, c’est tout autant un hommage.
À propos de A Southern Verse, il a été écrit : « Ces images sont un voyage à travers les paysages, libre de toute critique ». Penses-tu que ces paysages soient neutres ?
Il serait impossible qu’ils le soient à 100%. Le recadrage contextualise immédiatement le paysage tel que je le voyais. J’ai pourtant l’impression que les images ne portent pas de jugement sur le panorama. Il n’y a pas ici de vision positive ou négative du paysage. Je n’essaie pas de faire détester ce paysage à qui que ce soit, mais je ne m’attends pas non plus à ce que quelqu’un en tombe amoureux non plus. Je veux que le public puisse reconnaître quelque chose de familier, au-delà de l’esthétique.
Comment expliquerais-tu la division qui existe encore entre l’Amérique rurale et les grandes villes ?
Elle est en grande partie due à des raisons économiques. Les villes sont là où il y a des emplois et des opportunités (et vice-versa) bien au-delà de ce que la plupart des espaces reculés peuvent offrir. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas prospérer, d’une certaine façon, dans ces contrées, mais ce n’est pas aussi accessible que dans un environnement urbain.
Cependant, de nombreuses personnes dans les villes ont des liens avec les zones rurales, elles ne sont donc pas complètement oubliées. De plus, les campagnes ne disparaîtront jamais. Ce sont des endroits parfaits pour beaucoup de familles, ne serait-ce que pour passer un week-end. Je pense que certaines communautés rurales – qu’elles l’admettent ou non – pourraient commencer à se présenter comme des espaces où « s’évader » quelques jours.
Quels sont tes projets à venir ?
Je continue de photographier certaines campagnes, mais ces derniers temps, je me concentre davantage sur les lieux suburbains. Je vis dans une région qui se développe depuis de nombreuses années maintenant, et j’ai compris à quel point notre culture apparemment jetable existe au-delà des artefacts de la consommation. Je travaille sur l’élaboration d’une documentation de ce que je considère comme des « paysages éphémères ». Nous verrons où cela va; ce projet n’en est qu’à ses débuts.
Je donne prochainement une conférence sur un livre que j’espère faire à Venise, en Italie, en novembre. Certaines images de A Southern Verse sont incluses dans l’exposition Time, Space, Existence du Centre culturel européen pendant la Biennale d’architecture.
A Southern Verse, Daylight Books, 108 p.
© Peter Stitt