Dans Le jour d’après, Séverine Carreau et Greg Looping adaptent le gilet jaune à un monde post Covid-19. Objet de lutte ou de protection ? En transformant le tissu, les photographes invitent le public à interroger notre société actuelle. Entretien.
Fisheye : Quels sont vos parcours photo respectifs ?
Séverine Carreau : Alors que je travaillais en tant que conceptrice en communication visuelle depuis quinze ans, j’ai décidé de prendre un virage professionnel. En 2016, j’ai intégré le cursus de l’EMI-CFD en photojournalisme, et je fais aujourd’hui partie du Studio Hans Lucas. J’aime travailler sur les problématiques relatives à l’exclusion et aux inégalités sociales – souvent des projets documentaires au long court. En parallèle, je réalise des sujets liés à l’actualité, ainsi que des commandes pour la presse et des ONG.
Greg Looping : Parisien de naissance, c’est à Bordeaux que j’ai grandi et commencé la photo, en 2010, en parallèle du graffiti. J’étais également ultra à cette époque (une catégorie particulière de supporteurs soutenant de manière fanatique leur équipe de prédilection, NDLR.) et je baladais mon boîtier au stade. Petit à petit, j’ai étendu mon champ de vision aux concerts et galas de combat, ainsi que dans la rue.
Quels sujets vous passionnent ?
SC : Je crois que je suis une photographe assez engagée. J’explore notamment depuis plusieurs années un sujet qui prend place dans les voies souterraines du centre de Paris, où vivent des personnes dans des situations d’extrême précarité. J’aime qu’une confiance mutuelle naisse, entre moi et mes sujets. Elle permet une certaine proximité, une compréhension que je souhaite retranscrire.
GL : J’ai moi aussi une approche sociale et engagée. J’aime beaucoup l’exploration urbaine et ses terrains de jeu multiples : le métro, les voies de service, les stations fantômes et autres curiosités. Les catacombes, par exemple, représentent 280 kilomètres, autant dire qu’il y a de quoi explorer !
Vous avez travaillé ensemble pour réaliser Le jour d’après. Pourquoi ?
Nous sommes amis – on se conseille et on se soutient dans ce métier souvent solitaire. Si nous avons l’habitude de couvrir les mêmes sujets d’actualité, nous n’avions jamais travaillé ensemble. Nous avions, tous deux, suivi les récents mouvements de contestation, et photographié la France battant le pavé parisien. Lorsque le confinement est entré en vigueur, tout s’est arrêté brusquement, et entre nous est née une discussion autour de ce que serait cet « après » des manifestations.
Quelle est la genèse de cette série ?
Face à un Paris vide et silencieux comme jamais, nous nous sommes interrogés : comment les gilets jaunes vont-ils redescendre dans la rue, avec les interdictions de manifester, du port du gilet… ? C’est ainsi que nous avons eu l’idée du masque jaune, qui permet d’être visible tout en étant dans les clous de la loi. Alors que le pays entier manquait de masque de protection et tâchait d’en confectionner, nous avons trouvé le fil rouge de notre projet.
Pourquoi avoir mis en avant cette étape de confection ?
Le masque, banni autrefois, est devenu une protection obligatoire. Il s’agit de transgresser cette interdiction pour la mener vers un acte citoyen, tout en marquant une vision contestataire. Quoi de plus normal, dans cette ère de transformation, du « rien ne se jette, et tout se transforme » ? Il semblait logique de faire du gilet un masque, surtout dans un moment où l’État est à court de production. Nous avons donc imaginé que ce mouvement allait s’adapter à la crise sanitaire.
Comment avez-vous pensé vos différentes mises en scène ?
Nous nous sommes plongés dans nos archives pour repérer les lieux, les moments forts que nous avions capturés lors des rassemblements. Il s’agissait de revenir sur les endroits emblématiques. Nous souhaitions raconter une histoire ponctuée de symboles, en la faisant évoluer à l’aide des contraintes actuelles. Imaginer des solutions alternatives à la manifestation, tout en parlant des enjeux climatiques.
En quoi cet exercice était-il différent de vos projets habituels ?
Nous photographions généralement des événements dans lesquels nous n’intervenons pas. Pour ce projet, nous avons inversé les rôles, et décidé de réaliser des images issues de notre imagination, de nos interrogations, de nos sentiments. Créer des mises en scène dans un moment aussi singulier nous donnait l’impression de jouer dans un film de science-fiction ! Tour à tour, nous étions photographes, ou modèles.
Comment se sont déroulées les prises de vue durant la quarantaine ?
Nous avons réfléchi aux thèmes et lieux que nous souhaitions mettre en avant, en adaptant nos horaires de prises de vue – car si Paris était moins occupé, la ville ne se vidait jamais complètement, surtout dans les lieux emblématiques ! Certains shootings ont eu lieu à 5h du matin, comme celui de la Concorde, afin d’avoir une lumière naissante. Nous souhaitions accentuer la thématique de l’image. Nous avons également photographié les Champs Élysées en pleine nuit, pour avoir le moins de véhicules possible, et parce que nous savions que le gilet jaune était un sujet sensible au niveau des forces de l’ordre… Nous craignions qu’ils perçoivent notre travail comme une provocation.
Les avez-vous croisés finalement ?
Nous avons décidé d’y aller au culot : en plein milieu des Champs, un gilet jaune à la main, comme pour faire écho à un souvenir de la mobilisation. Une voiture de la BAC est arrivée… Mais à notre grande surprise, ils nous ont plutôt alerté quant à notre propre sécurité, et ont lancé, en riant, « vous voulez qu’on fasse figuration ? » avant de redémarrer.
Symbole de lutte puis de protection, le gilet jaune évolue beaucoup dans votre travail. Pourquoi avoir rapproché les manifestations de la crise sanitaire ?
Le confinement a forcé tout le monde à rester chez soi, non pas par souhait, mais par obligation. Ce qui existait avant le 17 mars doit donc continuer à vivre, tout en s’adaptant. Les gilets jaunes font partie du quotidien des Français, et de celui des photographes.
Nous désirions traiter ce mouvement de manière symbolique, et inciter les gens à réfléchir autrement. Pousser la réflexion par la mise en scène, en pointant du doigt ses symboles forts.
Quels autres sujets abordez-vous dans cette série ?
Celui du dérèglement climatique, notamment. Pendant la quarantaine, la nature a repris, un peu, ses droits… Malgré tout ce béton, il y avait donc de la place pour le vert. Ne faut-il pas repenser la ville en lui laissant plus de place ? Qu’en est-il de l’impact carbone ? Et notre propre empreinte écologique ? Ces deux mois ont permis d’engager une réflexion, et de modifier certaines habitudes.
Nous voulions aussi souligner les revendications du corps médical. Après avoir été gazés par les forces de l’ordre, ils sont désormais applaudis aux fenêtres, encensés par le gouvernement… Le confinement a réuni tout le monde sous une même interdiction, mais a également pointé du doigt de nombreuses inégalités : statut, identité… C’est aussi ce que soulignent les Gilets jaunes dans leur combat.
Des symboles sont disséminés dans vos images, pouvez-vous me donner quelques exemples ?
Nous avons repris certains actes symboliques des manifestants, qui accrochaient des gilets à certaines statues – une pratique qui s’est répétée avec les masques chirurgicaux et que nous avons imitée, à la statue des Trois Grâces d’Aristide Maillol, avec la tour Eiffel s’illuminant derrière.
Nous nous sommes aussi rendus Place de la Concorde, un lieu historique, et emblématique des rassemblements de la période révolutionnaire. Entièrement pavée, il nous semblait symbolique d’ouvrir une brèche d’espoir à cet endroit, comme un souffle de renouveau… Nous avons donc retiré l’un de ces pavés pour y déposer une plante. Une allégorie des alternatives plus respectueuses de l’environnement.
Un dernier mot ?
Cette série est tout droit sortie de notre imagination, elle ne doit pas être vue comme un travail activiste, mais comme un appel à la réflexion. Si elle évoque notre réalité, elle évolue en fonction du regard de chacun. L’image permet de faire évoluer les mentalités, les luttes. Nous avons invité le jaune dans la ville, tout en retraçant son passé. Nous mélangeons du « jaune » et du « vert », et déplaçons l’acte politique en dehors des manifestations pour réunir différentes causes et combats en une seule.
© Séverine Carreau et Greg Looping