Un barbu en tunique fleurie et sandales à talons, une femme en costume-cravate tombant à mi-cuisse, un vieux habillé comme un ado. Bien plus qu’une simple mode, ce travestissement questionne avec humour notre identité et notre place dans la société. Dialogue vestimentaire, un article publié dans le Fisheye #8.
Si vous êtes un habitué du Web et des réseaux sociaux, difficile d’être passé à côté du phénomène Switcheroo. Initiée en 2010, cette série réalisée par la photographe canadienne Hana Pesut a rencontré un véritable succès sur la Toile. Son auteure était pourtant loin d’imaginer un tel impact. « Je campais avec quelques amis, et deux filles portaient des tenues vraiment différentes. L’une était vêtue de leggings léopard, d’un tee-shirt tie and dye et d’un manteau aux broderies dorées, un ensemble très coloré, tandis que l’autre portait un jean et un tee-shirt noirs. J’ai pensé que ce serait marrant de leur faire échanger leurs fringues et de faire une photo avant-après. » Switcheroo était né.
Le vêtement, témoignage de notre histoire
Si la série est récemment ressortie des méandres d’Internet, elle connaissait déjà une grande popularité outre-Atlantique. Ce regain d’intérêt pour le travail d’Hana n’est sans doute pas dû au hasard. D’autres photographes se sont, depuis, essayés à cet avant-après vestimentaire. Opportunisme, inspiration ou coïncidence, certaines séries photo sont troublantes de ressemblance. Ainsi, des portraits de membres d’une même famille qui échangent leur tenue a récemment fait le tour des réseaux sociaux, devenant rapidement virale. À travers cette série, le photographe interroge le spectateur sur la transmission des traditions entre les différentes générations en Asie.
La technique est similaire, mais pas le message. Pour Hana, aucune autre prétention à l’origine du projet que celle de réaliser des portraits fun. « Aujourd’hui, Switcheroo est devenu une série sociale ou même une série de mode, mais ce n’était pas mon intention de départ, je trouvais juste l’idée marrante et intéressante. J’ai vraiment aimé laisser libre cours à l’interprétation des gens plutôt que de leur imposer mon point de vue. » D’ailleurs, le projet ne s’est pas lancé tout de suite. Hana explique avoir eu du mal à convaincre des inconnus de se prêter au jeu. La jeune femme a donc commencé par mettre en scène ses amis, un moyen de se constituer une première collection d’images et d’inciter plus de monde à participer.
Serge Tisseron, psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste, explique : « Échanger des vêtements, c’est un peu échanger des identités. Cet échange est parfois troublant, entre homme et femme notamment, et d’autres fois énigmatique, entre personnes d’âge différent : mais pourquoi les vieux ne s’habillent-ils pas comme les jeunes ? » Le psychanalyste rappelle l’évolution dans notre société du rôle du vêtement qui témoignait autrefois du statut social de chacun. « De nos jours, tout au moins en Occident, les vêtements définissent bien moins l’identité que ne le font les traits du visage, l’expression, la manière de marcher… Mais si nos habits ne portent plus le témoignage de notre catégorie sociale, la variété de vêtements dont chacun peut aujourd’hui disposer a pour conséquence qu’ils témoignent bien plus de notre histoire intime. »
© Hana Pesut
Trouver sa place
Dans un autre registre, le photographe espagnol Jon Uriarte a lui aussi travesti ses modèles dans sa série The Men Under The Influence. Il y fait poser des hommes portant les vêtements de leur compagne dans l’appartement qu’ils partagent. « L’idée est de montrer comment les hommes hétérosexuels de ma génération, dans les pays développés, peuvent parfois se sentir un peu perdus dans leur relation. Le rapport homme-femme dans le couple n’a plus rien à voir avec celui que l’on a connu chez nos parents. » Ces portraits tendent donc à exprimer la vulnérabilité et la perte de repères de ces hommes face à l’émancipation des femmes dans la société moderne. « Bien sûr, il n’y a rien de dramatique dans mon message, c’est un sentiment dont j’ai discuté avec certains de mes amis et j’ai pensé que ce serait un sujet intéressant. »
Pas d’avant-après dans le travail de Jon, son point de vue est celui qu’il connaît, un point de vue d’homme. « Beaucoup de gens me demandent pourquoi je n’ai pas photographié aussi les femmes, mais j’ai beau parler des relations entre hommes et femmes, mon but est d’en parler selon mon point de vue personnel. » La démarche était donc bien différente que celle d’Hana Pesut. « L’objectif de cette série n’est pas de montrer ce qui arrive lorsqu’on échange les vêtements entre hommes et femmes. J’ai réalisé ces mises en scène pour transmettre un message, un sentiment qui, je pense, est commun à certains hommes de ma génération. Lorsque je réfléchissais au meilleur moyen d’exprimer cette notion, l’idée d’échanger les vêtements m’est venue. » Cette évolution du statut des femmes se traduit par ailleurs par une hyper-sexuation (attribution d’un genre sexuel) de l’apparence selon Serge Tisseron : « Les hommes et les femmes prétendent de plus en plus avoir les mêmes formes d’état d’esprit et assumer les mêmes tâches professionnelles. Leur tournure d’esprit devient de plus en plus proche l’une de l’autre. L’hyper-sexuation de l’apparence est alors une manière de revendiquer sa différence sexuelle. »
© Jon Uriarte
Un phénomène du Web
Très active sur les réseaux sociaux, Hana Pesut n’a pas tardé à se faire connaître à travers ses photos. Elle en a d’ailleurs tiré un livre de 80 pages, Switcheroo, et a été sollicitée pour réaliser une campagne de pub pour un grand distributeur de vêtements. « Ces échanges fonctionnent bien, car les paires choisies par la photographe sont contrastées. Il en ressort deux aspects intéressants : dans un premier temps, le fait de découvrir que la fille était finalement bien plus habillée “en fille” que ce que l’on avait vu au premier abord et, dans un second temps, le fait que nous sommes invités à découvrir un corps physique associé à la mémoire et à l’histoire d’un autre. », ajoute Serge Tisseron. De son côté, Jon Uriarte a achevé The Men Under The Influence en 2009, mais n’a pas rencontré tout de suite le succès. Pourtant, été 2013, le magazine en ligne Feature Shoot a décidé de publier les images de Jon sur son site. « Depuis, je reçois même des images d’hommes de différents pays qui se photographient avec les vêtements de leurs copines. » New York Times, Daily Beast, Huffington Post, La Repubblica… la série de Jon est devenue virale et a fait le tour du monde.
Selon Serge Tisseron, Internet serait un terrain particulièrement propice à ce genre de projets : « Le Web est le lieu par excellence des brouillages des identités, aussi bien sociales que sexuelles. Non seulement les garçons peuvent se faire passer pour des filles, et les filles, pour des garçons, mais les personnes âgées peuvent se faire passer pour des jeunes, et les jeunes, pour des personnes âgées, les riches, pour des pauvres, etc. » Au-delà des différents messages véhiculés par ces manipulations vestimentaires, le caractère humoristique est aussi à souligner. Ces images nous interpellent, mais nous font aussi sourire. Malgré une certaine gêne mentionnée par les deux photographes de la part de leurs sujets, Hana et Jon n’ont pas manqué de préciser les fous rires qui ont accompagné leurs prises de vue.
© Hana Pesut