Dans la société patriarcale dans laquelle nous vivons, la photographie s’est imposée à bien des égards comme un pouvoir pour les femmes. En s’emparant de cet outil, elles ont pu, hier comme aujourd’hui, s’approprier leur corps et contrôler leur image. Mais sont-elles pour autant libérées de la domination masculine qui, au cours de l’histoire, a fait de l’acte photographique l’outil de l’industrie du sexe, de la publicité et des médias de masse ? Ce sujet est à lire en intégralité dans notre hors-série Femmes photographes, une sous-exposition manifeste, en kiosque actuellement.
En 2010 naît Instagram. Ce nouveau réseau social – racheté par Facebook deux ans plus tard – permet de partager ses propres images avec une communauté d’abonnés. La même année, Apple sort son premier smartphone doté d’une caméra frontale, l’iPhone 4. Plus besoin de tourner l’appareil pour se prendre en photo. Il suffit de se regarder dans son écran et de déclencher. C’est l’explosion du selfie. Dès lors, « photographier le soi » devient une tendance commune. Une tendance qui émerge très nettement sur Instagram. En mai 2017, il y a plus de 300 millions d’occurrences avec le hashtag #selfie. Idem pour le hashtag #me (« moi » en français).
Prendre le contrôle
Molly Soda (@bloatedandalone4evr1993) est une artiste très populaire sur Instagram. Elle compte plus de 68 000 abonnés. La jeune femme se raconte en selfies qui témoignent de ses angoisses liées au sentiment d’être une femme. Son intimité – les poils sur son ventre, son acné, ses règles – apparaît comme une forme de « décomplexion ». Elle raconte : « Je me suis créé un compte en 2012. J’ai grandi avec Internet et je suis du genre à m’inscrire sur tout type de plate-forme. Me mettre sur Instagram, c’était assez naturel. Je pense que la photographie est le moyen le plus vrai pour témoigner d’une réalité. Le selfie [est une] façon de prendre contrôle de mon image. » Camille Mariet (@camillemariet) – plus de 4 000 abonnés – est une adepte de l’autoreprésentation et de la performance. Elle se photographie (souvent nue) dans des mises en scène trash, sanguinolentes et provocantes. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle cherche à exprimer de sa féminité à travers la photographie, elle répond : « Force, pouvoir, impertinence. Mon corps est aussi un moyen de m’exprimer. » Camille considère qu’Instagram a favorisé l’émergence d’une communauté regroupée autour d’une culture esthétique, dont elle estime faire partie. Elle remarque aussi qu’Instagram « a apporté une importante visibilité aux artistes femmes. »
© Michele Bisaillon
Le droit de choisir et le pouvoir d’agir
Michele Bisaillon (@michel_e_b) n’a jamais été censurée. Ses photos suggestives, riches en symboles, ne dévoilent jamais sa nudité, même si celle-ci est suggérée. Elle considère Instagram comme « un formidable outil ». Si elle s’assure, avant chaque publication, que son image n’est pas celle qui franchira la limite, la photographe ne se sent pas pour autant bridée. Sur Instagram, la censure n’a plus beaucoup de mystère. Molly Soda elle-même affirme : « Je ne suis plus surprise quand certains de mes contenus sont supprimés. Je sais ce qui est susceptible d’être censuré ou pas. » Camille Mariet répugne de voir ses images retirées, mais elle maîtrise les limites d’Instagram. Malgré des règles contraignantes et parfois contradictoires, ces photographes se sont adaptées à l’usage. Instagram est devenu leur outil. « L’objectif de ces photographes [c’est] plutôt de mettre en lumière le droit de choisir et le pouvoir d’agir (empowerment), car on a souvent donné l’impression aux femmes qu’elles n’avaient pas vraiment le choix à travers les médias, en particulier dans la publicité et les magazines féminins », ajoute Sophia Hamadi. Instagram est devenu l’espace de ces artistes. Leur place y est importante. Par la photographie, elles véhiculent un message positif et accessible qui touche toute une jeune génération d’utilisatrices, premières cibles de la publicité. Les selfies sont devenus féministes. Instagram, une plate-forme artistique. Et la photographie, l’expression d’une nouvelle forme de féminisme : un contre-pouvoir numérique engagé contre une vision du monde encore trop masculine.
« Avec le partage de l’art féministe sur Instagram, les canons de beauté qu’on applique aux femmes sont contestées par les images non filtrées de poils pubiens, de règles, desvergetures… Elles reflètent une réalité : ce que c’est d’être une femme au 21e siècle. » Extrait de la série Infinite Tenderness © Peyton Fulford
« Pour des artistes émergents comme moi, qui n’ont pas d’autre forme de représentation, la censure sur Instagram est très préjudiciable. » Extrait de Pube Panties, 2015, © Sarah Sickles
Photo d’ouverture : Grapefruit, extrait de la série Infinite Tenderness © Peyton Fulford