Triptyque d’un rêveur solitaire

09 juin 2017   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Triptyque d'un rêveur solitaire

Sorti en janvier dernier, le premier ouvrage du photographe polonais Piotr Zbierski, publié aux éditions André Frère, est un objet fascinant. Push the Sky Away rassemble neuf ans d’un voyage sentimental, fait d’errances et de rencontres. Un livre poétique qui n’a pas son pareil. Une fois en main, il s’empare de vous.

La couverture donne le ton. Cette image d’un tronc d’arbre au bord de l’eau est une étrange personnification d’un corps de femme s’élevant vers le ciel. Pour Piotr Zbierski, 30 ans, elle est un symbole du changement faisant écho à l’ensemble de ce premier ouvrage, Push the Sky Away (« repousser le ciel » en français). Une accroche pleine de mystère. Passé la rêverie dans laquelle nous plonge cette première image, il y a l’étonnement. Car ce sont en fait trois livres en un que nous proposent les éditions André Frère. Le tout s’articule dans une symbiose méticuleuse.

Extrait de "Push the Sky Away", © Piotr Zbierski, éditions André Frère
Extrait de “Push the Sky Away”, © Piotr Zbierski, éditions André Frère
Extrait de "Push the Sky Away", © Piotr Zbierski, éditions André Frère
Extrait de “Push the Sky Away”, © Piotr Zbierski, éditions André Frère

Un livre atypique

La trilogie Push the Sky Away se compose ainsi : Dream of White Elephants, Love Has to Be Reinvented, et Stones Were Lost From the Base. Il s’agit d’un important travail que Piotr a commencé il y a neuf ans. En 2008, le photographe avait 21 ans. Alors étudiant en cinéma, il a décidé de mettre ses études entre parenthèses. Il voulait voyager. D’abord l’Islande, puis l’Inde. C’est ainsi qu’a commencé une longue pérégrination photographique. « Le triptyque est né dans mon esprit à la fin du travail, il y a un an et demi, explique Piotr. En fait, chaque chapitre en a appelé un autre. Ces images sont intimement liées à mon histoire personnelle. Je ne pouvais pas prévoir ce qui arriverait dans ma vie en neuf ans, donc je ne pouvais pas imaginer la forme que prendrait cette production. C’est lorsque j’ai entamé Stones Were Lost From the Base que l’idée de composer cette trilogie m’est venue. Le livre est né durant ce processus de fabrication. »

 

En juillet 2016, Piotr rencontre André Frère aux Rencontres d’Arles. Séduit par son travail, l’éditeur lui propose d’en faire un ouvrage. En quelques mois, Piotr et un ami directeur artistique, Bartłomiej Talaga, conçoivent l’objet. En novembre de la même année, l’ouvrage est présenté lors d’une signature à Paris Photo. Il aura donc fallu moins de six mois pour que le livre voie le jour. « C’était un procédé très vivant, se souvient le photographe. La mise en page a beaucoup évolué. Bartłomiej devenait fou, car je n’arrêtais pas de faire des modifications ! »

Savoir perdre le lecteur

Les trois chapitres sont reliés par un dos carré cousu. Pour les distinguer, Piotr a choisi d’intégrer des chemises noires mobiles qui rassemblent les pages d’une même série. C’est une des originalités de ce bel ouvrage qui ne se laisse pas feuilleter aisément. Il faut s’en emparer, le manipuler, ôter les chemises – sur lesquelles figure aussi un texte –, les replacer, passer à un autre chapitre… Et entre chaque partie, l’auteur a ajouté des brochures de petit format (21 x 15 cm), reliées à l’ensemble du livre. Des extraits de carnets, des images, de la documentation rassemblée au cours de ses voyages. L’idée ? « Apporter un autre rythme au moment de la lecture », précise le photographe. Ce sont des respirations, annexes à la photographie, qui permettent au lecteur de considérer autrement l’ouvrage qu’il tient entre les mains. Là, il peut prendre la mesure du talent créatif de l’auteur, et considérer que cette première publication, audacieuse dans sa forme, est très aboutie. « Créer ne signifie pas pour moi réaliser les effets, mais déterminer une direction convenable », écrit Piotr dans la préface. Une promesse tenue de la première à la dernière page. Toujours dans ce texte introductif, il ajoute : « En fait, le photographe, c’est quelqu’un qui sait se perdre là où il sait bien se perdre. » Or c’est justement l’impression que nous laisse cette trilogie lorsqu’on l’explore pour la première fois.

“Le photographe, c’est quelqu’un qui sait se perdre là où il sait bien se perdre.”

Extrait de Push the Sky Away, © Piotr Zbierski, éditions André Frère

D’abord parce que ses photographies ne reflètent pas la réalité. Elles sont, comme l’explique le photographe, « des réactions au réel. Si mon travail est très lié à mon histoire personnelle, il n’est pas totalement subjectif ». Piotr offre ses images à notre imaginaire. Dans le premier cycle, Dream of White Elephants, le regard s’égare dans des visions brumeuses, en noir et blanc – des rencontres avec des étrangers, des animaux et des enfants. Dans Love Has to Be Reinvented, on assiste à la fin d’une histoire d’amour – ou, du moins, les souvenirs qu’il en reste. Piotr a intégré aux clichés en noir et blanc des prises de vue au Polaroid. L’ensemble est plus fragile, mais tout aussi dense. La même alternance entre couleur et noir et blanc se retrouve dans la troisième partie, Stones Were Lost From the Base. L’intensité de son travail trouve son apothéose dans ce cycle plus sombre, plus morbide aussi, voué aux cultes et aux rituels. Mais les trois parties s’articulent brillamment dans une succession d’éclats et d’émotions fortes qui s’offre à notre subjectivité.

 

L’ensemble est conçu pour que le lecteur ne sache plus où donner de la tête. Piotr l’embarque dans son errance. Parfois jusqu’à la confusion. Les textes qui accompagnent chacun des trois cycles, signés par le photographe, sont des réflexions assez poussives et peu nécessaires. Car l’ensemble des images ouvre la voie à une forme de méditation silencieuse qui n’a pas besoin d’être explicitée. La poésie des images est bien plus éloquente. D’ailleurs, ce sont des vers de Patti Smith qui l’introduisent. « Nous ne nous connaissons pas personnellement. Mais j’ai beaucoup d’admiration pour elle, raconte Piotr. Un jour, je lui ai envoyé un mail avec une maquette du livre. Je lui ai demandé si elle voulait bien écrire le texte d’ouverture. Un mois et demi après, elle me répondait avec ce texte qui figure au début de l’ouvrage. » Car Push the Sky Away est bien un poème en trois parties. Et il faut y revenir plusieurs fois pour en saisir toute l’ampleur.

Extrait de "Push the Sky Away", © Piotr Zbierski, éditions André Frère
Extrait de “Push the Sky Away”, © Piotr Zbierski, éditions André Frère
Extrait de "Push the Sky Away", © Piotr Zbierski, éditions André Frère
Extrait de “Push the Sky Away”, © Piotr Zbierski, éditions André Frère

Images extraites de “Push the Sky Away”, © Piotr Zbierski, éditions André Frère

Cet article est à retrouver dans Fisheye #24, actuellement en kiosque.

Relay.com 

Explorez
Dans l’œil de Jana Sojka : nostalgie filante dans la nuit floue
© Jana Sojka
Dans l’œil de Jana Sojka : nostalgie filante dans la nuit floue
Cette semaine, nous vous plongeons dans l’œil de Jana Sojka, photographe dont nous vous avions déjà présenté les collages. Pour Fisheye...
17 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #532 : Sébastien François et Matthieu Baranger
© Sébastien François
Les coups de cœur #532 : Sébastien François et Matthieu Baranger
Sébastien François et Matthieu Baranger, nos coups de cœur de la semaine, ont fait de l’architecture urbaine la muse de leurs projets...
17 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #530 : Léna Mezlef et Diane Desclaux
© Diane Desclaux
Les coups de cœur #530 : Léna Mezlef et Diane Desclaux
Léna Mezlef et Diane Desclaux, nos coups de cœur de la semaine, nous emmènent en voyage. La première nous fait découvrir l’Amérique...
03 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
La sélection Instagram #491 : calendrier de la lune
© Thomas Cheung / Instagram
La sélection Instagram #491 : calendrier de la lune
C’est sous le signe du Serpent de bois, incarnant la sagesse et la réflexion, que s’ouvre la nouvelle année lunaire. Les artistes de...
28 janvier 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
Kara Hayward dans Moonrise Kingdom (2012), image tirée du film © DR
Wes Anderson à la Cinémathèque : quand le cinéma devient photographie
L'univers de Wes Anderson s'apparente à une galerie d'images où chaque plan pourrait figurer dans une exposition. Cela tombe à pic : du...
22 février 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Javier Ruiz au rythme de Chungking
© Javier Ruiz
Javier Ruiz au rythme de Chungking
Avec sa série Hong Kong, Javier Ruiz dresse le portrait d’une ville faite d’oxymores. Naviguant à travers le Chungking Mansions et les...
21 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
© Karim Kal
Karim Kal : paysages nocturnes de la Haute Kabylie
Le photographe franco-algérien Karim Kal a remporté le prix HCB 2023 pour son projet Haute Kabylie. Son exposition Mons Ferratus sera...
20 février 2025   •  
Écrit par Costanza Spina