Libéré des carcans d’antan, le corps exulte et revendique sa symbiose avec la nature, l’environnement, l’univers. Retour à l’état sauvage, voyage à l’autre bout du monde ou dans les marges… nombreux sont les artistes qui définissent un nouveau rapport au corps dans le paysage contemporain. Cet article, rédigé par Camille Tallent, est à retrouver dans notre dernier numéro.
La publicité, la pornographie ou encore l’histoire de l’art ont façonné le corps à travers les âges et l’ont enfermé dans des carcans esthétiques et politiques dont la société a parfois du mal à se libérer. Pourtant, il y a un demi-siècle, la Beat Generation des années 1950, les événements de mai 1968, les contre-cultures des années 1960-1970 ont successivement donné un coup de pied dans la fourmilière du puritanisme et allaient inspirer les générations suivantes à coups de slogans et d’images puissantes encore ancrées dans les têtes… Nombre de photographes ont été marqués par la pulsion émancipatrice de cette époque charnière. Certains rejouent et dépassent cette image du corps libéré qui est affiliée à cette période de décloisonnement et de rébellion.
Liberté, nudité, festivité
Fer de lance d’une génération Tumblr de jeunes artistes amoureux du grain argentique et de voyages, Thibault Lévêque semble s’inscrire dans ce courant de liberté. Ses camarades et lui – tous à poil et en santiags – jouent les bad boys sur des routes désertiques et ensoleillées. Sans la dramaturgie d’un Larry Clark, Thibault, à presque 30 ans, capture au gré de ses pérégrinations les moments de pause et d’action de sa course folle contre la routine, la sédentarité et le consumérisme. En toute conscience, il emprunte aux années 1970 et au film Easy Rider le style, l’attitude clichée, mais également l’esthétique poussiéreuse de la pellicule. Aussi bien dans des paysages grandiloquents que dans des bourgades déglinguées, ses personnages jouent les Robinsons. Comme pour mettre en images l’expression « vivre d’amour et d’eau fraîche », Thibault Lévêque récolte sans pudeur des instants d’euphorie alcoolisée, de communion et d’insouciance, pris sur le vif avec des vieux point-and- shoot, appareils photo compacts. Une esthétique surannée qui évoque instantanément l’hédonisme insouciant proclamé par les hordes de corps affranchis de Woodstock. Le jeune photographe nous invite à suivre les aventures d’une communauté fraternelle (avec Théo Gosselin et Maud Chalard, entre autres) qui aime faire la fête et voyager là où il fait chaud. Le corps s’inscrit dans une dimension naturelle et primitive qui véhicule avant tout le mépris des conventions et l’envie de mettre à mal la pudibonderie de la société actuelle. Ses images débordantes de fantasmes et de mises en scène oscillent entre jeu et authenticité.
© Thibault Lévêque
Cette théâtralité d’une photographie en quête d’ingénuité et de jouvence éternelle est au cœur de la pratique du New-Yorkais Ryan McGinley, 40 ans, déjà largement passé à la postérité malgré son jeune âge. Précurseur de cette imagerie radieuse du voyage bohème, tout un pan de son œuvre offre un lexique de la gestuelle et de la dynamique des corps. Cette énergie sauvage passe chez McGinley par la mise en scène de saynètes euphoriques où des modèles savamment choisis par une agence de casting se déchaînent nus dans la nature immense. C’est ainsi que ses acteurs se retrouvent à sauter sur des trampolines et à errer dans les airs avec l’élan mystique et céleste d’un Terrence Malick. La liberté, Ryan McGinley la construit de toutes pièces, mais les stratagèmes (fumigènes, canons à neige, feux d’artifice, etc.) ne sont là que pour mieux servir les pulsions positives de ces jeunes qui courent, roulent et jouent dans une nature avec laquelle ils semblent être en symbiose. McGinley prend le contre- pied du réalisme cru de ses prédécesseurs – Nan Goldin, par exemple – et des drames liés au terrorisme qui ont marqué les États-Unis de 1990 et 2000, pour mieux délivrer une fable utopiste sur le corps jeune et sublimé. Une formule d’images archétypales qui fait maintenant vendre, et a été assimilée et reprise par la publicité. Ryan McGinley lui-même a participé à cette démocratisation commerciale en faisant enfiler des jeans à ses modèles pour la célèbre marque Levi’s en 2009.
© Ryan McGinley
Si le voyage est symbole de liberté pour certains, il incarne également l’idée de la marge et de l’exclusion. Synonyme de perte de repères ou de quête initiatique, le vagabondage implique parfois une dimension plus dramatique, mais pas moins poétique. Avec la série A Period of Juvenile Prosperity réalisée entre 2006 et 2009, le photographe Mike Brodie révèle l’errance d’un groupe de jeunes sur les rails d’une Amérique charbonneuse et crasseuse. En immersion totale durant cinq ans, Mike Brodie s’est fait le témoin d’une jeunesse à la dérive. Il n’hésite pas à montrer dans toute leur réalité les corps sales et fatigués de ses compagnons de route, exacerbant ainsi le coût d’une telle liberté. Dans le sillon des hobos de la Grande Dépression qui parcouraient l’Amérique, cachés dans les trains de marchandises, il décrit une aventure qui dessine un désir sincère de marginalisation.
© Mike Brodie
© SYNCHRODOGS
© Ryan McGinley
© Thibault Lévêque
© Théo Gosselin & Maud Chalard
L’intégralité de cet article est à retrouver dans Fisheye #29, en kiosque et disponible ici.