Un matin ordinaire, Luis Corzo et son père se font enlever dans les rues de leur Guatemala natal. Un événement traumatisant qui laisse une marque indélébile. Ces souvenirs, le photographe les explore dans Pasaco, 1992, une série documentaire poignante portant le nom du groupe de criminels responsable du kidnapping. Immersion dans les souvenirs du photographe. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
« J’ai su dès l’adolescence que j’allais devoir travailler sur cette épreuve que j’ai vécue en 1992, à l’âge de 6 ans. Avant même de me diriger professionnellement vers l’image. Mais j’ai aussi toujours su qu’il s’agissait d’une histoire qu’il faudrait aborder d’une certaine manière… Lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’ai déménagé à Barcelone pour étudier la photographie, et j’ai décidé – pour la première fois – de me replonger dans mes souvenirs en travaillant sur mon projet de thèse. À l’époque, mon but était simplement de revisiter ce traumatisme et son impact sur ma vie. Et lorsque j’ai commencé à collecter différents éléments, la pression est devenue trop forte. Je n’étais pas encore capable d’affronter mes souvenirs. J’ai rangé ce projet dans un coin de ma tête pendant quelques années, et je me suis concentré sur une création plus métaphorique autour de la notion de traumatisme. Ce n’est qu’en 2017 ou 2018, alors que j’avais 27-28 ans, que j’ai décidé d’aborder à nouveau cet épisode de mon histoire. Je pense que le déclic a eu lieu lors d’un voyage au Guatemala, mon pays d’origine. Je me suis surpris à me demander où était la maison où on nous avait enfermés, mon père et moi, et où se trouvaient nos kidnappeurs maintenant… Ces interrogations m’ont conduit à explorer ces circonstances pas simplement à travers une approche émotionnelle, mais aussi d’un point de vue physique. Quelque chose de plus politique, de plus criminaliste, comme une enquête médico-légale en quelque sorte… Ce qui m’importait, c’était d’aborder d’autres thématiques plus universelles : la peine de mort, la réhabilitation des criminels, la corruption dans mon pays d’origine, le rôle de la police, la prison… Tout d’un coup, tout m’a paru moins douloureux, moins intime : j’écrivais l’histoire d’une société, du Guatemala, de l’Amérique latine.
L’église de Pasaco, une petite ville d’environ 1800 habitants, berceau des criminels Los Pasaco.
Je ne me souviens pas de la totalité des événements qui se sont déroulés sur quelques semaines, en 1996. Simplement de quelques fragments qui restent gravés dans ma mémoire, ou bien de sensations moins précises. Dans mon esprit se mélangent des souvenirs, des rêves et des hallucinations – et il m’est difficile de démêler le vrai du faux. Mon père et moi avons été enlevés le 18 avril 1996. Il faut savoir qu’à cette époque, au Guatemala, le kidnapping était une sorte de “tendance”, un crime récurrent. Pour s’en protéger, ma famille avait développé une routine quotidienne : mon frère, ma sœur et moi nous cachions dans le garage tandis que ma mère sortait la voiture. Nous attendions ensuite qu’elle nous signale que la voie était libre avant de monter avec elle pour qu’elle nous emmène à l’arrêt de bus, pour l’école. Ce jour-là, cependant, le rituel avait un peu été altéré : mon père nous accompagnait, et ma sœur se trouvait toujours à l’étage, finissant de se préparer.
Lorsque nous avons ouvert la porte du garage, sept hommes armés de pistolets sont entrés dans la pièce. Mon frère a couru dans la maison se cacher. J’ai tenté de l’imiter mais j’avais seulement 6 ans… J’ai entendu mes parents crier – ils semblaient débattre avec les criminels de qui les suivrait. C’est finalement mon père qui fut choisi. L’un des hommes s’est ensuite mis à fouiller la maison et m’a trouvé. Il m’a ordonné de monter dans la voiture avec eux et nous sommes partis. Nous avons fait environ vingt minutes de route, puis nous sommes entrés dans une maison d’un quartier appelé La Esmeralda. Nous y sommes restés environ une semaine et demie avant d’être déplacés dans les montagnes, au sud du pays, à environ deux heures de route de la ville de Guatemala.
La maison à La Esmeralda où les kidnappés ont été enfermés pendant une semaine et demie. Elle a été localisée grâce aux informations données par Juan Corzo Jr., le père du photographe.
Mon père est resté prisonnier trente jours et moi trente-trois. Ce sont d’ailleurs les souvenirs de ces trois dernières journées qui sont les plus flous. Resté seul, j’ai eu du mal à dissocier la réalité du rêve, de l’imaginaire. Je me souviens très bien de certains repas : nous mangions beaucoup de tortillas et de haricots rouges. Parfois les kidnappeurs m’apportaient des céréales et des pizzas. Nous n’avions rien pour nous divertir durant cet enfermement. Alors, pour tromper l’ennui, mon père et moi nous fabriquions des figures en papier mâché à partir d’une collection de journaux. Nous jouions aux ombres chinoises, nous faisions du bowling et construisions des avions en papier… Nous n’avions aucun contact avec le monde extérieur. Nous pouvions seulement envoyer quelques enregistrements audio, quelques lettres à notre famille, qui constituaient des preuves de notre “bonne” santé.
En vertu de mon jeune âge, les ravisseurs m’ont laissé tranquille. De temps à autre, on me bandait les yeux, mais je n’ai jamais été ligoté ni bâillonné. Mon père, en revanche, a subi plusieurs formes de torture. Je me souviens d’avoir un jour essuyé son dos couvert de sang : les hommes lui avaient coupé un bout de peau au rasoir pour l’utiliser comme une “preuve de vie” à envoyer à nos proches. Une menace destinée à toucher la rançon plus rapidement. Cela fonctionnait ainsi. Trois semaines après notre enlèvement, alors que nous étions installés en pleine montagne, les kidnappeurs m’ont fait changer de pièce afin d’isoler mon père. Je l’ai entendu hurler, et je me rappelle avoir cru qu’on lui arrachait les yeux ! C’était en réalité un doigt de sa main gauche, qui a ensuite été empaqueté dans une boîte de Pollo Campero, un fast-food guatémaltèque, puis laissé dans des toilettes publiques de la capitale à destination de mes proches. La raison de ce kidnapping était simple : mon grand-père était un important homme d’affaires, et Los Pasaco, le groupe criminel organisé à l’origine de cet enlèvement, désirait lui extorquer une rançon. C’est tout. Nous ne représentions à leurs yeux qu’une simple transaction financière. Ils s’appelaient ainsi car ils venaient d’une petite ville du même nom, un lieu très défavorisé. C’était une organisation connue et crainte dans les années 1990, au Guatemala (…)
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #53, disponible ici.
Ces deux images, laissées dans les toilettes de Pollo Campero, sont des preuves de vie. Les kidnappés ont les yeux bandés, et on aperçoit le doigt coupé de Juan tenant le journal du jour. / Cassettes contenant la totalité des appels téléphoniques entre la famille Corzo et les kidnappeurs.
L’amputation de Juan a eu lieu environ trois semaines après l’enlèvement. Son doigt a ensuite été laissé pour la famille dans des toilettes publiques.
Portrait de José Luis Barahona Castillo, leader des kidnappeurs, durant le procès de 1988. En mars 2019, Luis Corzo a appris – d’une source anonyme – que le frère du criminel était incarcéré à « El Infernito » (le petit enfer), une prison haute sécurité en Colombie. Après avoir dû payer les gardes pour entrer, le photographe a découvert qu’il ne s’agissait pas de son frère, mais bien du leader des kidnappeurs en personne. Après l’avoir localisé, les deux hommes ont parlé une heure. N’ayant pas eu le droit d’emporter avec lui la moindre photo, Luis a simplement demandé au criminel d’écrire son nom, la date de leur rencontre, et sa ville de naissance sur un bout de papier.
Pour accéder au deuxième lieu de leur détention, Luis et son père ont été placés dans deux vans, et ont voyagé durant une heure et demie en direction du sud. Ils ont ensuite dû gravir une montagne et dormir le corps enfoui dans la terre, jusqu’au cou. Le lendemain, ils ont été installés dans une hutte faite de bois et d’aluminium.
Portrait d’Abelisario Santos, un ami de la famille et employé de notre société, qui s’est chargé d’apporter l’argent. Après l’avoir intercepté sur l’autoroute et volé le sac contenant la rançon, Los Pasaco ont certifié ne l’avoir jamais reçu. La famille Corzo a donc dû effectuer un deuxième paiement. Toujours insatisfaits, les criminels ont fini par relâcher Juan Corzo Jr. afin qu’il rassemble le reste de la rançon et libère son fils. / Lorsque la police guatémaltèque a capturé certains membres de Los Pasaco, un groupe d’officiers a proposé au grand-père du photographe de les assassiner, moyennant un pot-de-vin (1000 quetzales, soit environ 130 dollars chacun). Une offre immédiatement déclinée par Juan Corzo Sr.
L’hôtel devant lequel Juan Corzo Jr. a été relâché. Un lieu qu’il connaissait très bien – il avait même appris à nager dans cette piscine. Une coïncidence qui lui a permis d’indiquer rapidement à sa famille où il se trouvait.
© Luis Corzo