Les singulières épreuves de Seba Kurtis

30 avril 2020   •  
Écrit par Eric Karsenty
Les singulières épreuves de Seba Kurtis

Transformant son parcours de vie (exil, immigration, clandestinité…) en expériences photographiques à l’aide de manipulations plastiques, l’Argentin Seba Kurtis renouvelle avec talent les approches journalistiques et documentaires longtemps associées à ces questions. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Paraiso, une des nouvelles séries de Seba Kurtis (2018), évoque le paradis. Un paradis bien singulier si l’on décrypte ses images au-delà des paillettes colorées et des formes ludiques qui semblent les décorer. On pourrait bien se laisser prendre au rêve (Sueño, en espagnol sur l’une des photos) de ce rivage, où beaucoup s’imaginent débarquer. Car ces plages des îles Canaries qui voient s’échouer des vagues de migrants depuis des années sont précisément celles où l’auteur est arrivé en 2001.

Fils d’une mère italienne et d’un père grec, Seba Kurtis est né en 1974 à Buenos Aires, en Argentine. Les troubles politiques et économiques des années 1980 ont plongé la famille dans la pauvreté, et la crise de 2001 a contraint le jeune étudiant en journalisme à fuir son pays pour s’établir en Espagne, devenant du même coup un immigrant illégal. Obligé de travailler pendant cinq ans sur des chantiers avec d’autres clandestins en quête d’une vie meilleure, Seba Kurtis finit par obtenir ses papiers et faire venir sa famille. Quelques années plus tard, il file à Manchester pour rejoindre sa femme, et suivre des études de photographie.

© Seba Kurtis© Seba Kurtis

Expériences & métaphores

Entre-temps, son expérience a profondément modifié sa manière de voir. Loin d’une approche journalistique ou documentaire, le travail de Seba Kurtis procède par une série de manipulations destinées à agir comme autant de révélateurs. Tout se passe comme si les expériences vécues physiquement par l’auteur se trouvaient métaphoriquement transposées dans la matière même des épreuves. Les paillettes que l’on retrouve dans les images de Paraiso évoquent les gommettes colorées des dessins de sa sœur collées sur les photos de famille de la boîte à chaussure (Shoebox, 2008) qui les abritait, quand celle-ci a pris l’eau en traversant l’océan. Mais les paillettes et les formes colorées, qui donnent à cette série une dimension poétique, sont aussi une transposition graphique d’enquêtes sociologiques sur les suicides, les expulsions et les crimes dans les communautés de réfugiés.

L’eau, avec ses flux et ses reflux, est l’une des lignes de force qui traversent plusieurs de ses séries, comme Drowned (2008), « noyé » en français, où l’auteur plonge ses négatifs 4×5 inches (10×12 cm) dans des boîtes en carton qu’il immerge dans l’eau des plages où les migrants débarquent – quand ils ne se noient pas. Les négatifs altérés portent alors la trace de cet effacement, de cette disparition, qui transforme des hommes et des femmes en anonymes. Dans Heartbeat (2012), l’auteur s’inspire des détecteurs de battements du cœur utilisés par la police britannique pour rechercher les clandestins cachés dans les camions afin d’imaginer, à l’aide d’un scanner, un système qui « surdéveloppe » des portraits de migrants pris dans la « jungle » de Calais. Avec la série Adriatic (2014) réalisée sur la côte Adriatique, il superpose aux portraits des travailleurs illégaux les sacs plastiques colorés qui leur servent à dissimuler leur haleine pour échapper aux contrôles douaniers. Les approches plastiques de Seba Kurtis empruntent souvent les voies d’intrigantes alchimies pour évoquer les violences subies par les femmes et les hommes qui, comme lui, ont été contraints de fuir leur pays. En rassemblant ses travaux sous le titre Immigration Files, l’auteur souligne la dimension politique de sa démarche, donnant ainsi aux spectateurs de précieux indices de lecture. La poésie et le côté parfois surréaliste de ses images font naître de puissantes évocations qui n’en finissent pas de nous interpeller.

Cet article est à retrouver dans Fisheye #41, en kiosque et disponible ici.

© Seba Kurtis

© Seba Kurtis© Seba Kurtis

© Seba Kurtis

© Seba Kurtis© Seba Kurtis

© Seba Kurtis

Explorez
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
© Caroline Sohie
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
Autrefois carrefour de la traite et du commerce colonial, Bagamoyo, sur la côte tanzanienne, juste en face de Zanzibar, est aujourd’hui...
21 juin 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Raymond Depardon, l’éloge du passage
© Raymond Depardon
Raymond Depardon, l’éloge du passage
La Galerie Magnum présente Raymond Depardon : Passages, une rétrospective visible jusqu'au 26 juillet 2025. À travers une...
18 juin 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Le palmarès du prix Picto de la Mode 2025 : la mode au croisement des enjeux contemporains
Symbiose © Arash Khaksari
Le palmarès du prix Picto de la Mode 2025 : la mode au croisement des enjeux contemporains
À l’occasion de la 27e édition du prix Picto de la Photographie de Mode, la cour du Palais Galliera s’est transformée en un lieu...
16 juin 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Alex Bex révèle la sensibilité des cowboys texans
Intermission (Big Foot, Texas), de la série Memories of Dust © Alex Bex, France, 3rd Place, Professional competition, Documentary Projects, Sony World Photography Awards 2025.
Alex Bex révèle la sensibilité des cowboys texans
Avec sa série Memories of Dust, le photographe franco-texan Alex Bex ébranle les codes de la masculinité dans les ranchs de cowboys au...
13 juin 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 16 juin 2025 : expositions, mode et esthétique variées
Entrelacs © Manon Bailo
Les images de la semaine du 16 juin 2025 : expositions, mode et esthétique variées
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye ont été façonnées par des expositions en cours ou à venir, la remise du prix...
22 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
© Caroline Sohie
Caroline Sohie : « La beauté des images n’est pas sans conséquence, elle a un poids »
Autrefois carrefour de la traite et du commerce colonial, Bagamoyo, sur la côte tanzanienne, juste en face de Zanzibar, est aujourd’hui...
21 juin 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Isabel Muñoz à Portrait(s) : le corps en majesté
© Isabel Muñoz
Isabel Muñoz à Portrait(s) : le corps en majesté
Jusqu'au 28 septembre 2025, le festival Portrait(s) accueille une rétrospective d’Isabel Muñoz, grande figure de la photographie...
20 juin 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
23 séries de photographies qui prennent vie en musique
Les membres originaux du groupe Oasis, Japon, 1994 © Dennis Morris
23 séries de photographies qui prennent vie en musique
En ce premier jour de l’été, partout en France, la musique est à l’honneur. À cet effet, nous vous avons sélectionné une série de...
20 juin 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine