Transformant son parcours de vie (exil, immigration, clandestinité…) en expériences photographiques à l’aide de manipulations plastiques, l’Argentin Seba Kurtis renouvelle avec talent les approches journalistiques et documentaires longtemps associées à ces questions. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
Paraiso, une des nouvelles séries de Seba Kurtis (2018), évoque le paradis. Un paradis bien singulier si l’on décrypte ses images au-delà des paillettes colorées et des formes ludiques qui semblent les décorer. On pourrait bien se laisser prendre au rêve (Sueño, en espagnol sur l’une des photos) de ce rivage, où beaucoup s’imaginent débarquer. Car ces plages des îles Canaries qui voient s’échouer des vagues de migrants depuis des années sont précisément celles où l’auteur est arrivé en 2001.
Fils d’une mère italienne et d’un père grec, Seba Kurtis est né en 1974 à Buenos Aires, en Argentine. Les troubles politiques et économiques des années 1980 ont plongé la famille dans la pauvreté, et la crise de 2001 a contraint le jeune étudiant en journalisme à fuir son pays pour s’établir en Espagne, devenant du même coup un immigrant illégal. Obligé de travailler pendant cinq ans sur des chantiers avec d’autres clandestins en quête d’une vie meilleure, Seba Kurtis finit par obtenir ses papiers et faire venir sa famille. Quelques années plus tard, il file à Manchester pour rejoindre sa femme, et suivre des études de photographie.
Expériences & métaphores
Entre-temps, son expérience a profondément modifié sa manière de voir. Loin d’une approche journalistique ou documentaire, le travail de Seba Kurtis procède par une série de manipulations destinées à agir comme autant de révélateurs. Tout se passe comme si les expériences vécues physiquement par l’auteur se trouvaient métaphoriquement transposées dans la matière même des épreuves. Les paillettes que l’on retrouve dans les images de Paraiso évoquent les gommettes colorées des dessins de sa sœur collées sur les photos de famille de la boîte à chaussure (Shoebox, 2008) qui les abritait, quand celle-ci a pris l’eau en traversant l’océan. Mais les paillettes et les formes colorées, qui donnent à cette série une dimension poétique, sont aussi une transposition graphique d’enquêtes sociologiques sur les suicides, les expulsions et les crimes dans les communautés de réfugiés.
L’eau, avec ses flux et ses reflux, est l’une des lignes de force qui traversent plusieurs de ses séries, comme Drowned (2008), « noyé » en français, où l’auteur plonge ses négatifs 4×5 inches (10×12 cm) dans des boîtes en carton qu’il immerge dans l’eau des plages où les migrants débarquent – quand ils ne se noient pas. Les négatifs altérés portent alors la trace de cet effacement, de cette disparition, qui transforme des hommes et des femmes en anonymes. Dans Heartbeat (2012), l’auteur s’inspire des détecteurs de battements du cœur utilisés par la police britannique pour rechercher les clandestins cachés dans les camions afin d’imaginer, à l’aide d’un scanner, un système qui « surdéveloppe » des portraits de migrants pris dans la « jungle » de Calais. Avec la série Adriatic (2014) réalisée sur la côte Adriatique, il superpose aux portraits des travailleurs illégaux les sacs plastiques colorés qui leur servent à dissimuler leur haleine pour échapper aux contrôles douaniers. Les approches plastiques de Seba Kurtis empruntent souvent les voies d’intrigantes alchimies pour évoquer les violences subies par les femmes et les hommes qui, comme lui, ont été contraints de fuir leur pays. En rassemblant ses travaux sous le titre Immigration Files, l’auteur souligne la dimension politique de sa démarche, donnant ainsi aux spectateurs de précieux indices de lecture. La poésie et le côté parfois surréaliste de ses images font naître de puissantes évocations qui n’en finissent pas de nous interpeller.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #41, en kiosque et disponible ici.
© Seba Kurtis