Nous avons reçu Sam Stourdzé sur un bateau du port de l’Arsenal, à Paris. Le directeur des Rencontres d’Arles, qui a célébré la 50e édition du festival l’an dernier, s’apprête à passer un été sans la myriade d’expositions initialement programmées. Sa rentrée le conduira à Rome, où il prendra la direction de la Villa Médicis. Cet entretien est à retrouver dans notre dernier numéro.
Fisheye : Quelles sont les conséquences de l’annulation des Rencontres pour les artistes, l’équipe, et pour la ville ?
Sam Stourdzé : Les conséquences sont complexes, une annulation n’est pas une décision facile à prendre. Ce n’est jamais arrivé dans l’histoire des Rencontres. Le message adressé par le gouverne- ment aux institutions a été assez clair : par principe de précaution sanitaire, pas de grands événements culturels cet été, pas de festivals. À l’instar d’Avignon ou d’Aix-en-Provence, les Rencontres ont donc fait l’impasse sur l’édition 2020, avec tous les impacts que l’on peut imaginer en termes artistique et social. C’est dramatique pour les artistes, pour l’équipe, pour la ville, et pour tous ceux qui préparent cette édition depuis un an ou plus. D’autant que l’annulation s’est décidée au mois d’avril, au moment où tout devait être lancé, où la conférence de presse et l’annonce du programme avaient eu lieu, et la plupart du travail avait été fait.
Mais il est important d’assurer la pérennité du festival, faire une très mauvaise édition, c’est mettre en danger l’avenir de cet événement. Nous sommes un festival important, avec pourtant une structure fragile, où l’autofinancement représente 72 % du budget. Si nous réalisons une mauvaise année financière, ça peut avoir d’énormes conséquences. Nous avons réussi à arrêter la machine avant qu’il ne soit trop tard.
Les artistes seront tout de même payés?
Oui, les artistes et les commissaires seront payés, que leur exposition soit reportée ou pas. Tout en essayant d’accompagner ceux qui travaillent autour de cette édition, afin de laisser le moins de gens possible sur le carreau. C’est compliqué, parce que les Rencontres sont une grosse machine, avec beaucoup d’effets en cascade : la ville, la semaine d’ouverture, l’ensemble des boutiques louées par les photographes, les galeristes, les magazines qui font du relationnel… Ce sont les collatéraux qui font l’esprit du festival, nous savons combien ils sont importants, et en annulant cette édition nous interrompons aussi cette dynamique-là.
© Poulomi Basu
Vous allez quitter Arles pour prendre la direction de la Villa Médicis à Rome, quel bilan tirez-vous de ces six années passées à la tête des Rencontres?
Je n’aime pas trop faire des bilans, je préfère me projeter vers l’avenir… Ça a été un moment formidable, interrompu de manière inattendu. Je suis heureux de ces six années passées à la tête de ce festival, heureux d’avoir fêté les 50 ans l’an dernier, et d’avoir montré que l’histoire du festival était plus forte que les directions indivi- duelles, qu’il était surtout au service des artistes : le festival va continuer de plus belle. J’ai essayé durant ces années de décloisonner au maximum la photographie, de la faire dialoguer avec toute une série de disciplines. Et de sortir le festival des querelles de chapelles, de le penser comme une plateforme, comme un endroit où tous ceux qui avaient des choses à dire soient les bienvenus, artistes ou commissaires. Je crois que ce message a été entendu, compris et partagé. Et quand je vois que 80 personnes ont postulé à la direction, c’est finalement une belle reconnaissance faite à la manifestation. Et puis, il faut savoir partir. Les directeurs ont d’une manière générale tendance à rester trop longtemps. Il faut savoir passer la main à d’autres, qu’ils poursuivent l’aventure, qu’ils inventent le chapitre suivant.
À quel moment avez-vous fait le choix de partir?
Je n’ai jamais cherché à partir! Je suis trop heureux à Arles! Par contre, il est vrai que c’est un job qui demande une implication totale. Il vous passe à la machine à laver chaque été avec ses 35 expositions (50 l’an dernier), et ses 150 événements. Chaque année, c’est l’équivalent de huit ans de programmation d’un musée. Récemment, une journaliste avait calculé qu’entre les projets à Arles et les projets hors les murs, cela représentait 240 expositions en cinq ans ! Bien sûr, je ne les ai pas faites seul, c’est une direction artistique menée avec une quarantaine de commissaires associés et une équipe formidable.
Ma grande inquiétude, ça aurait été d’arriver au point où vous n’avez plus rien à dire, où vous êtes à sec ! À un moment, vous risquez de tourner en rond, de répéter la même manière de faire les expositions, vous vous entourez des mêmes commissaires… Un festival, c’est un organisme vivant, il faut qu’il soit protéiforme, en mouvement permanent. C’est peut-être un peu trop tôt, mais mieux vaut partir trop tôt que trop tard. La Villa Médicis, c’est une histoire d’amour ancienne. J’y ai été pensionnaire en 2007-2008. J’ai passé à Rome l’une des plus belles années de ma vie. Lorsque j’ai eu l’opportunité de soumettre un projet pour la Villa Médicis, je n’ai pas résisté… Peu de projets m’auraient fait quitter Arles, mais celui-là est particulier. C’est un établissement public, et cette notion de service public revêt aujourd’hui une signification particulière, c’est un modèle à défendre, tout en travaillant au plus près des créateurs – ce que j’aime par-dessus tout.
© Dor Guez / Courtesy Dvir Gallery
Quels sont les changements dont vous êtes le plus fier?
Beaucoup de choses… Il y a la relation aux artistes, bien sûr, et cette manière de faire un festival où la forme même de l’exposition est devenue si importante. Une exposition est un média, un mode d’expression, une démonstration visuelle. Les artistes s’en saisissent continuellement et ont fait d’Arles un terrain d’expérimentations. Le public a répondu présent, il accepte cette exigence. Pour notre plus grande satisfaction, édition après édition, les artistes sollicités sont toujours enthousiastes pour exposer à Arles, dans des lieux parfois les plus inattendus, comme Monoprix ou la Maison des peintres.
La présence curatoriale s’est fortement affirmée durant ces cinq éditions…
Ça a été une marque de fabrique, l’affirmation d’une aventure collective et en perpétuel renouvellement. C’est à l’équipe que je veux rendre hommage. C’est elle qui réalise ce tour de force. Cette équipe est organisée comme une unité de combat. Chaque année, elle livre à l’heure le festival. L’équipe élargie compte les artistes, les commissaires… Chaque année, nous avons vécu des expériences fortes.
Notre manière de travailler est très ouverte. Certains commissaires proposent des expositions; pour d’autres, nous pensons à eux et leur suggérons des sujets. Aujourd’hui, ça semble une évidence ; il y a cinq ans, ça ne l’était pas. Il a fallu que l’on construise un réseau, et surtout que les équipes acceptent de s’adapter aux exigences, aux contraintes de chaque commissaire. C’est d’ailleurs l’une de mes grandes batailles : que les institutions puissent s’adapter aux créateurs. C’est encore trop souvent l’inverse qui se produit. Les institutions ont parfois besoin qu’on les bouscule. Je suis plutôt optimiste, j’ai l’impression que l’on est en train de changer d’époque. À l’évidence, aucun directeur ne pourrait aujourd’hui réaliser lui-même 100 % de la programmation.
© Deanna Pizzitelli / Courtesy Galerie Stephen Bulger
La rémunération des auteurs exposés aux Rencontres s’est mise en place progressivement, pouvez-vous revenir sur cette mesure?
Nous avons commencé il y a trois ans à rémunérer les artistes, avant la demande du ministère de la Culture. Nous avions annoncé que cela se ferait progressivement. Nous sommes passés de 500 € en 2018, à 1000 €, puis à 1500 € par auteur cette année, sans financement complémentaire de quiconque. Nous avons toujours pensé qu’il ne fallait pas s’arrêter là, et que les Rencontres faisaient un accompagnement global. Nous produisons et finançons les expositions que nous présentons. Les artistes sont propriétaires de l’exposition ainsi produite. D’ailleurs, lorsqu’on fait le tour de Paris Photo quelques mois après les Rencontres, on retrouve régulièrement les tirages produits par Arles, exposés et vendus sur le salon. C’est aussi notre rôle, aussi souvent que possible, de mettre les artistes en orbite, car Arles est une vraie rampe de lancement. C’est difficile d’être un artiste, de vivre de son art. C’est une économie fragile : 1 500 €, ce n’est pas une fin en soi. Ce qu’il faut, c’est aussi aider les artistes à mettre en place le modèle économique qui leur convienne. Nous passons beaucoup de temps à les accompagner après leurs expositions pour les présenter à des galeristes, des institutions ou des collectionneurs.
La « sous-exposition » des femmes photographes aux Rencontres a fait l’objet de vives polémiques, pouvez- vous revenir sur cette question et nous donner votre point de vue?
Là encore, nous n’avons pas attendu les critiques pour faire évoluer des pratiques qui sont anciennes. Cela prend du temps, mais les choses sont en train de changer, et on ne peut que s’en réjouir. Dès 2016, nous avons créé le prix Madame Figaro – Arles, récompensant la meilleure exposition d’une femme photographe, nous avons instauré la parité au sein du Prix découverte. L’année dernière, nous avons créé le Women in Motion avec notre partenaire Kering pour célébrer l’ensemble de la carrière d’une grande photographe. Ce prix est doté de 25 000 €. C’est important d’avoir une meilleure représentation mais aussi une meilleure visibilité. Et en ce sens, l’histoire de la photographie est une histoire où les femmes ont depuis toujours une large place. Nous avons d’ailleurs participé à la création de l’Observatoire de la parité, porté par l’association Les Filles de la photo. Leur première étude est très intéressante.
Mais il y a un point sur lequel il ne faut pas céder. Ce sont des photographes que nous défen- dons avant tout, et non des chiffres. Dans le climat actuel où l’on vous interpelle constamment en vous demandant de vous justifier par des pourcentages, nous préférons répondre par les noms des artistes que nous exposons. Et ces dernières années, les femmes photographes exposées aux Rencontres d’Arles ont fait partie des grandes révélations. Que l’on pense à Laia Abril, Laura Henno, Evangelia Kranioti, Libuše Jarcovjáková, Marina Gadonneix, Valérie Belin, Ann Ray, Pixy Liao, Jane Evelyn Atwood… Il reste encore beaucoup à faire pour la cause des femmes, mais sur le sujet, Arles est largement actif. D’ailleurs, si le festival est régulièrement pointé du doigt sur ce sujet ou sur d’autres, c’est aussi parce que l’on sait qu’en lançant une polémique à Arles, on peut avoir une attention maximale. C’est de bonne guerre, les Rencontres sont une telle caisse de résonnance. Nous sommes aussi très heureux de jouer ce rôle.
© Davide Monteleone / Courtesy Galerie Heillandi
Avez-vous des regrets sur les éditions passées ?
Plutôt plus de satisfactions, mais c’est vrai, aussi des choses que nous n’avons pas pu dire ou faire. Sur la question de la médiation et de l’éducation à l’image, nous aurions pu aller plus loin. Sur la semaine d’ouverture et les soirées au Théâtre antique, j’aurais aimé que l’on pense des formes plus expérimentales, avec des performances, de la danse, du spectacle vivant, mais ce n’est pas notre savoir-faire et nous n’avons pas réussi à le développer. Il y a des zones géographiques où nous sommes encore peu présents. Et puis, il y a le grand sujet sur lequel nous avons essayé de nous ouvrir, mais où il reste tellement à faire, c’est l’inclusion sociale. Afin que l’art soit accessible à tous, et pas seulement à une petite communauté qui sait déjà en profiter, afin de valoriser les notions de partage. Revendiquer une présence plus importante des femmes, mais il ne faut pas s’arrêter là… La question de la diversité sociale des artistes est rarement posée. Elle est essentielle dans nos domaines où la reproduction des élites est monnaie courante. Vous voyez, il reste encore beaucoup à faire, à Arles comme ailleurs !
Est-ce que vous allez continuer à monter des expositions ?
La Villa Médicis est aussi un lieu d’exposition. L’Académie de France à Rome a trois missions. La mission Colbert qui accueille des pensionnaires depuis 350 ans, la plus connue. La mission Malraux pour faire rayonner la culture française à travers une programmation culturelle et un lieu d’exposition qui présente trois expositions par an. Et la mission patrimoine qui fait découvrir au public les jardins et le bâtiment. La Villa, avec ces trois missions, c’est un petit laboratoire où s’invente la création de demain.
Cet article est à retrouver en intégralité dans Fisheye #42, en kiosque et disponible ici.
© Elsa & Johanna / Courtesy galerie La Forest Divonne
© à g. François-Xavier Gbré / Courtesy Galerie Cécile Fakhoury, à d. Philippe Braquenier / Courtesy The Ravestijn Gallery
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Image d’ouverture : © Elsa & Johanna / Courtesy galerie La Forest Divonne