Sujets insolites ou tendances, faites un break avec notre curiosité de la semaine. Une cuillère de malbouffe, une pincée de surconsommation et surtout beaucoup d’additifs… Dans Délicieux Cancer, Germain Gilbert décortique nos repas, et nous invite à repenser nos modes de consommation. Entretien.
Fisheye : Consommateur engagé ? Photographe minutieux ? Qui es-tu ?
Germain Gilbert : Je suis directeur artistique et photographe parisien. Je travaille au sein du studio de création Maison Close où je peux explorer en plus des travaux publicitaires, des projets artistiques comme celui-ci. Concernant ma consommation, je prête attention à ce que j’achète – qu’il s’agisse de vêtement ou de nourriture. Je ne fais pas assez, c’est certain, et j’aimerais avoir la même rigueur dans ma consommation que dans mon travail.
Comment décrirais-tu ton approche photo ?
Mes séries photos comme Délicieux Cancer découlent de phases de recherche et d’écritures. J’ai besoin de passer des heures à lire des articles de presse, scroller des pages Wikipédia et de me documenter un maximum afin de me plonger entièrement dans le sujet. Je pose ensuite des mots et je gribouille des schémas que je suis le seul à comprendre. Une étape essentielle pour poser l’univers et faire prendre vie une idée.
Lorsque je crée, je suis obsessionnel, j’adore être possédé par un sujet au point de le voir dans tous les aspects de ma vie : je me réveille la nuit pour noter des idées, j’écoute des podcasts au petit-déjeuner comme d’autres lisent le paquet de céréales. Je pratique une recherche très minimaliste, j’aime donner à voir l’essentiel – avec toujours un détail qui attire l’œil.
Comment t’est venue l’idée de documenter notre rapport à la malbouffe ?
Comme beaucoup d’européens, j’aime manger avec la continence de participer le moins possible à la dégradation de notre planète et de notre santé.
Durant le confinement, les informations télévisées montraient des queues de plus en plus longues devant les associations de distribution d’aide alimentaire. On voyait aussi des agriculteurs français qui laissaient pourrir leurs récoltes, subissant la concurrence internationale alors que les prix dans les grandes surfaces continuaient de grimper.
Comment décrirais-tu Délicieux Cancer ?
C’est une série de natures mortes illustrant des repas traditionnels (entrée, plat, dessert) que l’on pourrait retrouver dans chaque foyer de l’hexagone. Chacun des mets prend la forme d’un contenant industriel (boîte de conserve, brique, etc). Chaque photo-plat présente l’intégralité des ingrédients et notamment ses conservateurs, à la façon d’un restaurant gastronomique.
J’ai pensé cette série comme un contraste, une manière de montrer, par l’absurde, ce que contient la nourriture industrielle
Notre malbouffe ? Notre surconsommation ? L’apparition de nouveaux problèmes de santé ?… Que dénonces-tu à travers ces images ?
Le grand retour de la malbouffe dans nos assiettes ! Cette série m’a permis d’exprimer cette fascination et cette crainte envers cette nourriture comprenant parfois plus d’additifs que d’ingrédients.
On peut avoir une lecture multiple : le poids que les industriels ont sur nos assiettes, le fait que même dans une simple sauce tomate ou un potage de légumes nous retrouvons plusieurs additifs, le suremballage de nos produits, et effectivement les questions de l’impact sur la santé. Beaucoup de ces produits sont catégorisés comme nocifs par des bases de données telles qu’OpenFoodFacts ou nutriscore. D’autres présentent un risque de surexposition sur des additifs que l’on retrouve partout !
Un produit particulier a-t-il suscité cet intérêt pour la lettre “E” ?
J’aimerais honnêtement me trouver dans le roman de Georges Perec, La Disparition où cette lettre serait inexistante (rire).
Comme beaucoup d’Européens, cela fait plusieurs années que je me préoccupe de ce qui se passe dans mon assiette et m’inquiète de l’impact sur l’environnement ou sur ma santé. Alors je ne sais pas exactement à quand remonte cet intérêt pour cette belle lettre E…
Pour rédiger chaque menu, je suis parti à la recherche du E. Les industriels n’indiquent pas tous les additifs au dos du produit ou alors pas de façon claire. C’est fascinant. Il faut alors rechercher l’information sur le site du fabricant, sur des bases de données citoyennes ou d’associations qui ont fait ce travail.
Est-ce que le confinement a changé ta façon de consommer et de te nourrir ?
Comme tout le monde, j’ai essayé de faire du pain et du houmous maison. Ça m’a permis de réduire certains achats industriels. Et cela s’est inscrit dans la continuité d’une démarche entamée il y a déjà un moment. Dans le fond, j’ai encore mes faiblesses et des burgers provenant d’une chaîne bien connue viennent parfois se loger dans mon assiette…
Pourquoi avoir eu recours à l’ironie pour traiter ce sujet vital ?
Il vaut mieux en rire qu’en pleurer non ? Je suis plutôt pessimiste quant à l’avenir du monde. Dans ma démarche artistique, j’ai toujours aimé les choses que la plupart des gens considèrent comme laides. Ma passion pour les immeubles et leurs balcons, les ruelles déglinguées, les décors désuets…. Mon challenge ? Rendre cela intéressant et beau.
Que dire à ce lecteur accro au Mont Blanc et au Nutella ?
Nous avons tous nos faiblesses. Ce qui est malheureux c’est que le Mont Blanc et le Nutella ne sont malheureusement pas les seuls produits à contenir des additifs…
Une image que tu souhaiterais particulièrement commenter ?
– Cassoulet façon “terroir” et ses 4 viandes, surmonté de ses haricots blanc, E250, E451, E407, E407a, et arômes artificiels. E1404, E509, E412 et E415.
– Pois chiche cuit au E223.
– Boisson rafraîchissante au Cola, E338 et E150d.
Dans la photo du plat principal du déjeuner, on s’aperçoit que le cassoulet – on ne peut pas faire plus français – possède plus d’additifs qu’un verre de Coca-cola.
Peut-on lire Délicieux Cancer comme une dystopie ?
Et vous qu’en dîtes-vous ? Je pense que les consciences se réveillent, même si la crise actuelle a fait faire un grand bond en arrière. Je préfère dire que non pour garder espoir.
Trois mots pour décrire ce travail ?
Appétissant, contraste, addictif.
© Photographie : Germain Gilbert / Set design : Sabine Silvestre