Adam Rouhana et Moayed Abu Ammouna : les silences de la violence

28 août 2025   •  
Écrit par Anaïs Viand
Adam Rouhana et Moayed Abu Ammouna : les silences de la violence
Tarqumiya, Palestine, 2022 © Adam Rouhana
Des tentes sur une plage
La mer dévore les tentes des déplacé·es, Bande de Gaza, Palestine, 2024 © Moayed Abu Ammouna

Adam Rouhana et Moayed Abu Ammouna, refusant les récits dominants, photographient une Palestine pleine de vie. Leurs images agissent comme de réels actes de résistance.

Dans un contexte de violence extrême, deux photographes palestiniens refusent les récits dominants qui enferment la Palestine dans la souffrance ou l’oubli. À la place : la lumière et l’intime. Adam Rouhana et Moayed Abu Ammouna proposent une autre manière de voir, qui protège celles et ceux qu’elle représente autant qu’elle interpelle celles et ceux qui regardent. Chacun à sa manière transforme ses images en contre-archives, en gestes de mémoire, en actes de résistance.

S’il est un lieu où la résistance est quotidienne, c’est en Palestine. Et c’est avec une profonde gratitude que nous remercions Moayed Abu Ammouna et Adam Rouhana d’avoir accepté de partager leur parole, alors même que le contexte rend ce geste difficile, voire périlleux. À Gaza, l’artiste visuel et cinéaste Moayed Abu Ammouna mène une vie pleine de contradictions : « On se réveille sans savoir si l’on va survivre à la journée, pourtant, on fait ce qu’on peut pour tenir, pour affirmer notre présence. Les ressources essentielles sont quasi inexistantes, et le bourdonnement des drones dans nos esprits est incessant. Et même si tout pousse à la disparition, on continue de rechercher la lumière. » Et on le sait trop bien, les meilleur·es photographes sont celles et ceux qui savent la capturer.

Adam Rouhana, lui, photographie la vie palestinienne. Né d’un père palestinien et d’une mère américaine, il a été élevé en Nouvelle-Angleterre, bercé par « l’enseignement du canon occidental », mais retourne chaque année en Palestine. À 12 ans, il commence à photographier ce qui l’entoure. « Au fil de ma pratique, et bien avant que ma conscience politique ne se forme, je percevais déjà un décalage fort entre la manière dont l’Occident se représentait la Palestine et mes images, se souvient le photographe désormais installé entre Jérusalem et Londres. Dans les médias, les Palestiniens apparaissent presque toujours soit comme des Arabes masqués et violents, soit comme des corps impuissants, jetables. On est tellement habitués à voir la mort palestinienne. Moi, je veux montrer la vie palestinienne », explique-t-il. Derrière son objectif, des moments simples témoignent d’« une générosité quotidienne, un esprit collectif et une appartenance historique à la terre ». Avec, toujours, une question en ligne de mire : « Comment la création d’images peut-elle servir d’activité décoloniale ? »

des gens accroupis autour d'un feu
Bethlehem, Palestine, 2024 © Adam Rouhana
Personne qui semble crier
Le cri des oublié·es, Bande de Gaza, Palestine, 2025 © Moayed Abu Ammouna

Le silence après le bombardement

En plein cœur du génocide, Moayed Abu Ammouna préfère lui aussi le champ de l’intime pour remettre en cause les récits dominants. Il délaisse les drones, les destructions, le sang et la mort pour photographier comment les palestinien·nes continuent de respirer, d’attendre, d’exister. « Je me concentre sur ce qui vient après l’explosion : la trace, le silence après le bombardement. J’essaie de proposer un autre regard, un regard qui écoute, se souvient, et reconstruit du sens », confie-t-il. La violence n’est pas toujours bruyante, et il y a des silences qu’il est bon de préserver. L’artiste s’abstient délibérément de montrer les corps brisés et les instants d’extrême fragilité. « L’appareil photo peut être un outil blessant. Gaza est trop souvent victimisée, exhibée comme un lieu de souffrance répétée. Je ne veux pas reproduire ce récit », ajoute-t-il. Dans une ville où la temporalité est tendue et l’avenir toujours plus incertain, l’auteur rejette la « capture » au sens colonial du terme. Il refuse d’enfermer la réalité complexe dans une image unique, claire et définie. Son recours au flou devient alors un véritable geste politique à part entière qui « résiste à l’archivage colonial, refuse la fixité et respecte ce qui ne doit pas être exposé ». La photographie, tout comme la manière dont on la pratique ou le sujet que l’on choisit, n’est jamais neutre. En captant ce qu’ils affrontent et ce qu’ils éprouvent, les deux artistes affirment qu’ils tiennent encore debout, qu’ils se souviennent et qu’ils refusent l’effacement. « Bien sûr que la photographie offre un espace pour rêver et imaginer une vie loin des conflits, mais c’est aussi une forme d’autodéfense culturelle. Ici, l’art ne peut pas être dissocié de l’existence », affirme Moayed Abu Ammouna. Pour lui, le 8e art est une manière de vivre ; pour Adam Rouhana, la photographie fait tout simplement partie de lui.

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #72.

Des jeunes filles qui jouent dans une cour de récréation
Tulkarem, Palestine, 2024 © Adam Rouhana
des enfants et des tentes
La tente tue, Bande de Gaza, Palestine, 2025 © Moayed Abu Ammouna
Bande de Gaza, des silhouettes dans l'eau
Crépuscule des déplacé·es, Bande de Gaza, Palestine, 2024 © Moayed Abu Ammouna
Un homme sur un cheval
Jerusalem, Palestine, 2024 © Adam Rouhana
Couverture Fisheye #72
168 pages
7,50 €
À lire aussi
Fisheye #72 : la photographie comme acte de résistance
© Luke Evans
Fisheye #72 : la photographie comme acte de résistance
À travers son numéro #72, Fisheye donne à voir des photographes qui considèrent leur médium de prédilection comme un outil de…
03 juillet 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Barbara Debeuckelaere :  une Palestine qui résiste
© Barbara Debeuckelaere
Barbara Debeuckelaere : une Palestine qui résiste
La photographe et chercheuse belge Barbara Debeuckelaere va à la rencontre des un·es et des autres pour leur permettre de témoigner de…
25 septembre 2024   •  
Écrit par Milena III
The Female Gaze lance une vente de tirages au profit des victimes de Gaza
© Bieke Depoorter
The Female Gaze lance une vente de tirages au profit des victimes de Gaza
The Female Gaze propose une nouvelle vente de tirage. Cette fois-ci, les bénéfices seront reversés à Shabab Gaza, une organisation locale…
26 décembre 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Explorez
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Dörte Eißfeldt, lauréate du prix Viviane Esders 2025
© Dörte Eißfeldt
Dörte Eißfeldt, lauréate du prix Viviane Esders 2025
Dörte Eißfeldt reçoit le prix Viviane Esders 2025 pour une œuvre qui repousse les frontières du médium, alliant rigueur conceptuelle et...
06 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Bellissima : la fabrique des apparences par Carla Rossi
© Carla Rossi
Bellissima : la fabrique des apparences par Carla Rossi
Dans son ouvrage Bellissima, publié par Art Paper Editions, Carla Rossi explore les désirs, les façades et les codes qui façonnent la...
03 décembre 2025   •  
Écrit par Cassandre Thomas
5 événements photo à découvrir ce week-end
Rikka, la petite Balinaise, Fernand Nathan, Paris, 1956 © Dominique Darbois, Françoise Denoyelle.
5 événements photo à découvrir ce week-end
Ça y est, le week-end est là. Si vous prévoyez une sortie culturelle, mais ne savez pas encore où aller, voici cinq événements...
29 novembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Cloud Dancer : 7 séries photo qui arborent la couleur Pantone 2026
© Damien Krisl
Cloud Dancer : 7 séries photo qui arborent la couleur Pantone 2026
Chaque mois de décembre, Pantone dévoile sa couleur pour l’année suivante. Pour 2026, il s’agira de « Cloud Dancer », à savoir une nuance...
Il y a 2 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Extrême Hôtel : voyage dans l’œuvre intime et colorée de Raymond Depardon
Italie, Sicile, Taormine, 1981 © Raymond Depardon / Magnum Photos
Extrême Hôtel : voyage dans l’œuvre intime et colorée de Raymond Depardon
Après huit mois de travaux pour rénovation, le Pavillon populaire de Montpellier rouvre ses portes. À cette occasion, le musée...
Il y a 8 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Twist : les basculements du regard de Grade Solomon
© Grade Solomon
Twist : les basculements du regard de Grade Solomon
Grâce à l'impression risographie, Grade Solomon raconte les formes de vie et les états d’âme dans ce qu’ils ont de familier et de...
09 décembre 2025   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #536 : perceptions altérées
© Melchior Dias Santos / Instagram
La sélection Instagram #536 : perceptions altérées
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine s’amusent à déformer leurs images. Ils et elles jouent avec le flou, la...
09 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger