« Blind River » : une splendeur à double tranchant

30 décembre 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Blind River » : une splendeur à double tranchant

Dans Blind River, le photographe américain Alex Turner fait dialoguer science et art, biologie et politique. En capturant les migrations des animaux et des hommes au sein de territoires hostiles, il questionne l’impact de la technologie sur notre vision du monde.

Dans les travaux d’Alex Turner, technologie et photographie fusionnent et invitent le regardeur à s’interroger sur la fonction de ces médiums. Diplômé d’une maîtrise en Photographie, vidéo et imagerie, l’artiste réside aujourd’hui à Los Angeles, où il développe des projets inspirés par le paysage de l’ouest des États-Unis – notamment du désert de Sonora. C’est après s’être essayé à la peinture que l’auteur s’est tourné vers le 8e art, en achetant un vieux boîtier Mamiya 6 sur un coup de tête. « Je me suis tout de suite senti à l’aise avec cet appareil, j’avais la sensation qu’il m’aidait à faire le lien entre mes pensées et le monde extérieur », confie-t-il.

Il ne cesse, depuis, de s’intéresser à la dimension conceptuelle du médium, plutôt qu’à son processus technique. Convaincu que la création ne doit pas se limiter à l’esthétique, il cherche, à travers ses œuvres à interroger son environnement, à brouiller les frontières entre sciences et art. Blind River, série imaginée en collaboration avec des biologistes spécialisés dans la faune sauvage, documente les modes de migration des larges prédateurs de la région désertique. Un schéma de déplacement qu’il met en parallèle avec les traversées humaines au cœur de la frontière mexico-américaine.

© Alex Turner

Présence réelle, ou fruit de notre imagination ?

« Je trouve les similarités entre les techniques d’observation des scientifiques et celles des outils de surveillance américains frappantes »,

déclare Alex Turner. Le terme blind river, renvoie quant à lui aux cours des rivières ayant disparu sous terre, dans les régions chaudes et sèches. Traverser ces territoires sans connaître la position de ces puits cachés s’avère très risqué. « Ces rivières souterraines sont présentes dans le désert de Sonora. Elles constituent un bon point de départ dans l’étude des déplacements animaliers et humains », poursuit-il.

Sombres, contrastées, les images du photographe capturent un monde nocturne, où les silhouettes se déplacent incognito. Sans l’éclairage constant imposé par les lumières urbaines, elles avancent dans une pénombre salvatrice, guidée par un but commun : la survie. « Plusieurs technologies ont été utilisées pour construire ces images : les paysages sont constitués de photographies très détaillées, recousues ensemble numériquement. Les silhouettes ont été capturées en utilisant des caméras infrarouges à détecteur de mouvement, et les cadres et textes verts sont les tentatives d’un logiciel de reconnaissance d’intelligence artificielle d’identifier les différentes figures » explique Alex Turner. Le résultat est captivant : une collection de clichés surnaturels, au cœur desquels les animaux, et les hommes prennent l’apparence de spectres, se mouvant dans une réalité figée. Présence réelle, ou fruit de notre imagination ? Tout est question d’interprétation. « J’ai également dépeint ses paysages comme si nous les traversions la nuit. Les détails émergent petit à petit, tandis que nos yeux s’habituent à l’obscurité » ajoute-t-il.

© Alex Turner

Contester l’objectivité des technologies

Aussi splendide qu’hostile, le territoire choisi par Alex Turner comme décor de ces migrations nous immerge dans un monde sauvage, sans merci, observé par l’iris froid des caméras. « C’est une chose de traverser cette région, cela en est une autre de l’observer à travers des images pixélisées. Plus un espace nous paraît lointain, plus ses habitants deviennent des figures abstraites. Mais dans quelle mesure l’empathie intervient-elle ? Notre détachement peut avoir de graves conséquences », avertit-il. À travers Blind River, l’auteur questionne notre rapport aux machines, à la technologie qui nous étudie inlassablement. Tout comme Lewis Bush – lui-même inspiré par la philosophie de l’écrivain britannique John Berger – dans Ways of Seeing Algorithmically, le photographe conteste l’objectivité des nouvelles technologies. « Je crois qu’aucun système de reconnaissance n’est capable de neutralité. Si leurs décisions sont artificielles, leurs algorithmes, eux, demeurent programmés par des humains », explique-t-il.

Comment aborder nos avancées techniques ? Permettent-elles de nous approcher au plus près d’espaces sauvages ? Ou entretiennent-elles un détachement dangereux, nous poussant à ne plus nous soucier de nos congénères ? Ces systèmes sont-ils synonymes de progrès, ou nous privent-ils de notre intimité ? Face aux photographies d’Alex Turner, le doute s’installe. Par leur éclat, les silhouettes fantomatiques des voyageurs révèlent, en contrepoint, l’invisible, l’inconfortable. « Je ne cherche pas à donner de réponses, mais j’espère inspirer le public à repenser, de manière critique, le paysage, sa relation à ce dernier, et sa manière de l’observer à distance », conclut-il. Une œuvre d’une délicate profondeur.

© Alex Turner

© Alex Turner

© Alex Turner© Alex Turner

© Alex Turner© Alex Turner

© Alex Turner© Alex Turner

© Alex Turner© Alex Turner

© Alex Turner

Explorez
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
© Madeleine de Sinéty
La rétrospective de Madeleine de Sinéty, entre France et États-Unis
L’exposition Madeleine de Sinéty. Une vie, présentée au Château de Tours jusqu'au 17 mai 2026, puis au Jeu de Paume du 12 juin au 27...
15 décembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
© Sarah van Rij
À la MEP, les échos de vie urbaine de Sarah van Rij
Jusqu’au 25 janvier 2026, Sarah van Rij investit le Studio de la Maison européenne de la photographie et présente Atlas of Echoes....
12 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
© Guénaëlle de Carbonnières
Guénaëlle de Carbonnières : creuser dans les archives
À la suite d’une résidence aux Arts décoratifs, Guénaëlle de Carbonnières a imaginé Dans le creux des images. Présentée jusqu’au...
11 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
© Bastien Bilheux
Les coups de cœur #568 : Bastien Bilheux et Thao-Ly
Bastien Bilheux et Thao-Ly, nos coups de cœur de la semaine, vous plongent dans deux récits différents qui ont en commun un aspect...
08 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les missives intimes de Julian Slagman
A Bread with a Sturdy Crust, de la série A Failed Attempt to Photograph Reality © Julian Slagman
Les missives intimes de Julian Slagman
Avec A Failed Attempt to Photograph Reality Julian Slagman compose des lettres personnelles qui mêlent des images monochromes et des...
17 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
26 séries de photographies qui capturent l'hiver
Images issues de Midnight Sun (Collapse Books, 2025) © Aliocha Boi
26 séries de photographies qui capturent l’hiver
L’hiver, ses terres enneigées et ses festivités se révèlent être la muse d’un certain nombre de photographes. En ce jour de Noël, la...
17 décembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
© Fabrice Laroche
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
Consciemment ou non, des photographes du monde entier travaillent sous l’influence de Martin Parr. Mais pour la communauté photographique...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Thomas Andrei
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
© Natural Johnson / Instagram
La sélection Instagram #537 : bandes de copines
Dans notre sélection Instagram de la semaine, les artistes célèbrent l’amitié féminine et la sororité. Sur leurs photographies, des...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger