Kevin Geay est sociologue au Laboratoire d’Économie de l’université Paris Dauphine-PSL. Il a publié récemment Enquête sur les bourgeois. Aux marges des beaux quartiers (Fayard, 2019). Il commente pour nous le travail de Gwenn Dubourthoumieu. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
J’étais déjà familier du travail de Gwenn Dubourthoumieu lorsqu’on m’a proposé de le commenter pour Fisheye. Jaloux aussi tant le photographe a réussi à pénétrer des lieux de pouvoirs fermés aux sociologues. Impressionné, surtout, tant ses clichés restituent mieux que n’importe quel compte rendu scientifique la spécificité de la grande bourgeoisie parisienne : son exotisme, son emprise spatiale, son autonomie culturelle, son obsession de la reproduction sociale. Plutôt que d’enchérir sur une description déjà haute en couleur des beaux quartiers, je ferai donc ma part en insistant sur leurs nuances de gris, c’est-à-dire sur les difficultés et les doutes que rencontre la bourgeoisie lorsqu’il s’agit de se reproduire et de faire valoir sa cause.
De l’Automobile Club Association à l’École des Roches, du Polo de Paris au château de Chastellux, l’enquête de Gwenn Dubourthoumieu donne le tournis et c’est normal : l’éducation bourgeoise est parfaite par de nombreuses d’institutions. Parmi celles ayant retenu l’attention des sociologues comme du photographe, citons d’abord les rallyes. Moments de contrôle parental des fréquentations juvéniles, ils commencent par des visites de monuments historiques classés, de lieux de pouvoir et d’églises sous le patronage de proches ambassadeurs, hauts fonctionnaires ou encore prêtres – manière de signifier aux enfants que l’histoire de France est aussi leur histoire. Citons également les organisations de jeunesse catholiques : Scouts unitaires de France du groupe Saint- Louis, Petits chanteurs de Passy, Association des jeunes de la noblesse française. Et ajoutons les écoles confessionnelles sélectives de l’ouest parisien : Saint-Louis de Gonzague, Saint- Jean de Passy, Sainte-Marie de Neuilly, auxquelles les enfants accèdent en étant incités à se montrer « à la hauteur de leurs prédécesseurs », et pour y recevoir une éducation conservatrice.
Institutions étouffantes
Cette stratégie de reproduction en vase clos entre toutefois en tension avec une autre préoccupation parentale : celle de ne pas élever un gosse de riche, sûr de son bon droit et inconscient de ses privilèges. Il en va non seulement de son insertion sur le marché (du travail et matrimonial), mais aussi de la légitimité de l’ordre social. L’école confessionnelle cristallise cette inquiétude. Si les plus âgés évoquent leur scolarité confessionnelle avec fierté, les jeunes nés dans les années 2000 sont plus réservés. Ils brocardent des institutions étouffantes de discipline. Ils déplorent une homogénéité sociale et ethnique qui ne les prépare pas au monde de l’entreprise. Ils se souviennent de l’enseignement religieux comme du temps perdu sur les révisions et du folklore scolaire (par exemple la bénédiction annuelle des cartables) comme d’une source de malaise: celui de se sentir appartenir à un groupe qui végète faute d’affronter l’air du temps. Quant au passage par l’enseignement non mixte, ils – elles, surtout – le traînent comme un boulet. Pour ne donner qu’un exemple, Sainte-Marie de Neuilly, dernier établissement pour filles de l’ouest parisien, est aujourd’hui affligé de la réputation d’être une « usine à lesbiennes » – de quoi compromettre les chances de succès des jeunes filles sur le marché matrimonial local… De manière générale, l’emprise de l’Église dans les relations femmes-hommes ne va plus de soi. Pour s’en convaincre, voyons ce couple de danseurs sous la croix immortalisé par Gwenn Dubourthoumieu. Leur catholicisme fait corps (classicisme vestimentaire, maintien, regard voilé) et paraîtra sans doute un peu engoncé, voire franchement old school.
Le hic, c’est que la bourgeoisie catholique en a bien conscience, au point de se sentir parfois comme prise au piège de sa propre éducation, condamnée à se marier sur une tête d’épingle – quand la reproduction des positions dominantes suppose d’attirer de plus lointains alliés. Par conséquent, elle ne veut plus d’une école qui embrigade. Elle veut d’une école qui donne la capacité de jouer avec les règles du jeu culturel et social; cette aisance qui marque le vrai privilège contemporain. D’où le succès des « nouvelles éducations » : élitistes, bien sûr, mais aussi plus cool, ouvertes, séculaires. L’École des Roches photographiée par Gwenn Dubourthoumieu satisfait à ces exigences apparemment contradictoires – comme d’ailleurs son fondateur Edmond Demolins (1852-1907); l’homme ayant eu le mérite d’avoir été à la fois sociologue (voilà pour l’ouverture), et farouchement légitimiste (voilà pour l’élitisme). D’un côté, donc, l’École (r)assure – dixit son site internet – « enseigner l’excellence » à des enfants « de familles royales, de présidents et de chefs d’entreprise », le tout en uniforme et dans un cadre rural « accessible en hélicoptère ». De l’autre, elle se targue d’être un « lieu de rencontres multiculturelles » (la moitié des élèves vient de l’étranger), et dans « l’air du temps », puisque « mixte depuis 1968 », attentive au bien-être des élèves, « pionnière sur la sensibilisation à l’environnement », etc. Et c’est ainsi que, derrière son immuabilité de papier glacé, la bourgeoisie française évolue au fil des générations.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #47, en kiosque et disponible ici.
© Gwenn Dubourthoumieu