« Ces images demeurent abstraites, comme les monstres qui nous hantent »

14 février 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« Ces images demeurent abstraites, comme les monstres qui nous hantent »

Dans The Nameless Dread, la photographe grecque Mari Masouridou s’est penchée sur les peurs étranges, enfouies dans notre subconscient. Une psychanalyse photographique fascinante. Entretien.

Fisheye : Comment t’es tu lancée dans la photographie ?

Mari Masouridou : Je n’avais pas prévu de devenir photographe. J’ai d’abord commencé une carrière en tant qu’avocate. Si j’ai toujours été attirée par les arts, je ne pensais pas qu’il était possible d’en faire son métier. Durant mes études, un ami m’a montré comment me servir de Photoshop, et j’ai commencé à manipuler des images. C’était un moyen de m’évader de mon quotidien. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que je souhaitais avoir plus de liberté et de créativité dans ma vie. J’ai donc quitté mon travail pour me consacrer à la photographie et aux arts visuels.

Comment construis-tu tes séries ?

Je démarre toujours d’une idée assez vague, et je réalise une image qui me sert de « point de départ ». Puis, j’en construis d’autres. Ainsi, le travail se développe de manière naturelle. Si je suis toujours ouverte aux expérimentations, j’ai, au cours de mes derniers projets, essayé d’anticiper et de préparer des plans plus détaillés. La post-production est également un élément important de mon processus de création. Elle me donne les moyens de reproduire mes visions les plus folles.

Et pour The Nameless Dread ?

Dans le cas de cette série, je voulais créer une atmosphère organique. J’ai donc choisi de faire de nombreux plans rapprochés. Ceux-ci participent à ce sentiment de désorientation, et invitent le regardeur à observer l’image avec attention. J’ai aussi utilisé des motifs qui se répètent : des lignes droites, des rebords, ou encore des lacérations. Ces différents éléments, mis bout à bout, provoquent l’anxiété.

Peux-tu m’expliquer la signification de ce titre (l’effroi sans nom, ndlr.) ?

Il s’agit d’un terme psychologique, inventé par le psychanalyste Wilfred Bion, pour définir la peur qu’un nourrisson ressent lorsque sa mère n’arrive pas à le rassurer. C’est d’une crainte incompréhensible, pour les adultes. Plus tard, le terme a été repris pour décrire un sentiment insupportable et inexplicable d’anxiété, et de détresse, suite à un accident traumatique. Ce sont des émotions qui ne peuvent être traduites par des mots, et qui prennent la forme de fragments de pensées.

© Mari Masouridou© Mari Masouridou

Comment as-tu abordé cette notion de traumatisme ?

Il faut savoir que l’on perçoit souvent le traumatisme comme une conséquence d’une expérience extrême, choquante – une guerre, un accident, ou un abus sexuel, par exemple. Mais le traumatisme peut également se présenter face à une expérience plus « ordinaire » : lorsque nous faisons face à quelque chose que nous ne comprenons pas.

J’ai donc utilisé le symbolisme dans cette série, pour essayer de comprendre et domestiquer ces sentiments négatifs. Dans The Nameless Dread, j’éclaire ce qui se cache sous la surface, ce qui est enfoui dans notre inconscient depuis notre enfance. Il s’agit d’une série influencée par le processus psychanalytique. Une enquête sur l’inconnu, et sur l’existence de ces comportements incompréhensibles qui découlent du traumatisme.

Pourquoi avoir choisi de représenter cette peur de manière allégorique ?

C’est ma manière de fonctionner. Lorsque je fais face à des difficultés, j’utilise des métaphores et des analogies pour mieux les comprendre. Ainsi, je me tourne souvent vers mon enfance – c’est pourquoi cette série traite des souvenirs enfantins réprimés par notre inconscient. Cette introspection a ramené à la surface des images sombres, claustrophobiques, de grottes, de créatures et de textures étranges… Je souhaitais également que ces images demeurent abstraites – comme les monstres qui nous hantent – pour que chacun puisse se les approprier.

Le symbolisme est important dans ce projet. De quoi t’es-tu inspirée ?

Du folklore, des mythologies, des cauchemars et des histoires d’horreurs que j’ai pu découvrir lorsque j’étais petite. Les éléments présents dans ces récits étaient construits de manière à nous terrifier. Un écho à nos peurs les plus inavouables. Mais, grâce à ces histoires fantastiques, des notions abstraites, comme la mort, ou le déclin, devenaient plus faciles à comprendre.

As-tu représenté des phobies spécifiques ?

Non, je souhaitais plutôt donner à voir une détresse généralisée, qui ne peut pas être comprise facilement. Représenter un sentiment qui vient de nulle part et qui ne porte pas de nom. Cette sensation était au cœur de mon projet, et j’ai essayé de lui faire honneur. À travers ce projet, je tente de comprendre cet état émotionnel étrange, et de trouver un moyen d’externaliser mes frayeurs.

J’ai sûrement dû représenter mes propres phobies, dans ce travail, mais j’espère que le regardeur pourra trouver sa propre interprétation.

© Mari Masouridou© Mari Masouridou
© Mari Masouridou© Mari Masouridou
© Mari Masouridou© Mari Masouridou
© Mari Masouridou© Mari Masouridou
© Mari Masouridou© Mari Masouridou

© Mari Masouridou

Explorez
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
© Carla Rossi
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
24 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Tracey Vessey, extrait du film Trouble Every day, film de Claire Denis, Paris, 2001 © Rezo Productions
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Pour ce nouveau 7 à 9 de Chanel au Jeu de Paume, la scénariste et réalisatrice Claire Denis était invitée à revenir sur ses racines, ses...
22 décembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
© Ashley Bourne
Les images de la semaine du 15 décembre 2025 : hommage, copines et cartes postales
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, nous rendons hommage à Martin Parr, vous dévoilons des projets traversés par l’énergie d’une...
21 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
© Fabrice Laroche
Martin Parr : des photographes de Bristol lui rendent hommage
Consciemment ou non, des photographes du monde entier travaillent sous l’influence de Martin Parr. Mais pour la communauté photographique...
16 décembre 2025   •  
Écrit par Thomas Andrei
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
© Carla Rossi
Concours de beauté, métropoles et intimité : nos coups de cœur photo de décembre 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
24 décembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Trophées Photos Jeunes D’Avenirs : quand les jeunes s’emparent de l’image 
Les avenirs vacants, Grand Prix du Jury © Victor Arsic
Trophées Photos Jeunes D’Avenirs : quand les jeunes s’emparent de l’image 
Le Groupe AEF info a annoncé les lauréat·es de la première édition de son concours Trophées Photos Jeunes D’Avenirs. Six jeunes artistes...
23 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
La sélection Instagram #538 : le grand manteau blanc
© Christie Fitzpatrick / Instagram
La sélection Instagram #538 : le grand manteau blanc
À l’approche des fêtes de fin d’année, les artistes de notre sélection Instagram de la semaine capturent la poudreuse, les chutes...
23 décembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Tracey Vessey, extrait du film Trouble Every day, film de Claire Denis, Paris, 2001 © Rezo Productions
Le 7 à 9 de Chanel : Claire Denis et la fabrique du monde
Pour ce nouveau 7 à 9 de Chanel au Jeu de Paume, la scénariste et réalisatrice Claire Denis était invitée à revenir sur ses racines, ses...
22 décembre 2025   •  
Écrit par Ana Corderot