Exposée à la galerie Anne Clergue, à Arles, jusqu’au 6 septembre 2025, Pelle di Lava, le livre de Chiara Indelicato paru cette année chez Palais Books, impressionne par sa puissance photographique, mais aussi par sa profondeur poétique et politique, qui révèle tout un pan ignoré d’une île fascinante.
Chiara Indelicato connaît bien Stromboli. Elle y vit par intermittence depuis 2017. Pour cette artiste toujours en mouvement, habituée à sauter d’un point à l’autre de la carte, cette île de 12 km² a tout d’un ancrage improbable. Et pourtant, comme beaucoup d’autres, elle s’y est installée. « Il y a quelque chose de magnétique ici, confie-t-elle. Peut-être que c’est pour ça que certaines personnes ne peuvent plus la quitter. » Stromboli est une île pauvre, peu documentée, dont l’histoire se transmet par des légendes et des ouï-dire. Mais comment poursuivre une pratique argentique sur une île où il est pratiquement impossible de se débarrasser écologiquement des produits chimiques ? Un peu de recherche et d’expérimentation lui font découvrir qu’elle peut employer l’eau de mer et le café comme alternatives : ainsi, chaque image de Pelle di Lava en porte les traces, dans le grain ou les teintes.
Une question guide l’ensemble du projet : comment raconter une île volcanique aux grandes particularités géologiques que les saisons transforment ? Pour ce faire, Chiara Indelicato a choisi une forme bien à elle, combinant écriture, photographie, poésie, manifeste et récit scientifique. Elle donne littéralement voix au volcan, qu’elle fait parler à la manière d’un chœur antique, dans un long et puissant monologue. « L’île est un observatoire microscopique des dynamiques qui se reproduisent un peu partout. Le volcan parle de Stromboli comme d’un lieu unique, magique et magnifique, et c’est un peu comme parler du monde entier et de son histoire, qui a été négligée parce qu’on a préféré se tourner vers le progrès (technologique, scientifique, etc.) », raconte l’artiste. Il le dit lui-même : « Je suis le miroir du monde. »
Bouleversements et blessures du paysage
Au départ, Pelle di Lava devait se concentrer sur une interrogation presque philosophique : comment vivre dans un monde fini, et qui plus est, sur une île marquée par le manque ? Mais en 2022, deux évènements viennent bouleverser son projet. D’abord, en mai, un incendie accidentel causé par la Rai, première chaîne de télévision publique en Italie, ravage la végétation. La flore endémique disparaît au profit des espèces invasives. Peu après, une pluie abondante entraîne les cendres vers la mer… jusqu’à ce que celles-ci resurgissent sous forme de torrents de boue, une nuit d’août, inondant avec violence des maisons construites sur ce que l’on appelle « le lit du torrent ».
Ce n’est qu’alors que Chiara Indelicato fouille les archives de l’Institut géographique militaire, qui révèlent la transformation du paysage au fil des décennies. Elle découvre que, contrairement aux récits locaux, ces maisons n’ont pas toujours été là : elles ont été bâties pendant le boom touristique des années 1970. « Mais l’eau, elle, a sa mémoire : elle va toujours emprunter le même chemin. L’eau qui descend d’une montagne a besoin d’arriver à la mer pour retourner à son élément, et amener des choses qui vont nourrir les côtes et les plages », explique-t-elle. Et puis, le lendemain de l’inondation, la montagne s’ouvre. Des crevasses, longues et profondes, strient les pentes ; aujourd’hui, trois ans plus tard, elles continuent de s’agrandir.
Le volcan, dans Pelle di Lava, explique tout cela à sa manière, pas avec le mot « catastrophe », mais en employant celui de « tragédie ». Dans ce livre, le feu, le vent et l’eau ont leur personnalité, leurs dialogues. « Je suis une pasolinienne de formation, j’ai donc gardé un point de vue politique dans l’écriture, mais aussi poétique – dans ma manière de montrer les images ou de faire parler le volcan, raconte-t-elle. Mon point de vue est également scientifique, car on peut dire des problèmes que l’on vit quotidiennement tout en gardant une base de rigueur, exprimée différemment. Je pense qu’ainsi, les gens ont moins tendance à se distancier de ces sujets et conservent une forte empathie. »
168 pages
37 €
L’île-manifeste
Pour autant, cette logique de la nature nous échappe, ou plutôt, comme le pense Chiara Indelicato, a été mise de côté. « On préfère écarter certaines vérités pour ne pas s’empêcher de faire des choses, affirme-t-elle. À force de les ignorer, on finit par créer des situations potentiellement dangereuses. » Ce qui s’est passé à Stromboli lui semble emblématique d’un comportement global : « J’ai le sentiment que dans nos sociétés telles qu’elles sont, on passe notre temps à réparer des erreurs évitables, en désignant des coupables sans jamais se sentir concerné·es par ce qui est en train de se produire. » Elle le reconnaît pourtant : « Il n’y a pas de solution facile. » Mais pour elle, il est impossible d’agir sans tenir compte du passé. « Faire des plans sans connaître l’histoire de la montagne, c’est un peu compliqué – et c’est pourtant exactement ce qui est en train de se passer. Car s’y intéresser signifie aussi prendre conscience qu’il y a un problème politique », assure-t-elle.
Plonger dans les archives de l’île lui permet également de comprendre une chose essentielle, là encore négligée par ses habitant·es. Avant la Seconde Guerre mondiale, de grands terrassements agricoles hébergeaient des cultures jusqu’au sommet du volcan, car malgré les pénuries d’eau, la terre volcanique est d’une grande fertilité. Avec cet abandon, c’est une connaissance fine du territoire, une capacité à l’observer et à le comprendre, qui s’est perdue. « Quand j’ai vu cela, dit-elle, j’ai arrêté de pleurer. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. » Cette immersion dans la mémoire du lieu agit en elle comme un déclencheur et ouvre une autre manière de penser les territoires, loin des logiques de rendement ou de profit. « J’ai commencé récemment à m’intéresser à comment mener une bataille pour la nature et lui donner des droits. Je crois qu’il y a beaucoup de gens qui auraient envie de se battre pour cela. Il faut simplement parvenir à sortir d’une modalité de pensée capitaliste basée sur l’argent et sur un temps toujours trop court. C’est à travers ce type d’évènements que l’on a l’occasion de déconstruire ce que l’on croyait acquis », conclut-elle. Car contrairement à nous, la nature n’oublie rien.