Revue, mais aussi collectif de six photographes, États d’urgence s’est donné pour mission de décrypter la réalité sociale. Lancé en novembre 2018 et édité par Libertalia, le deuxième volet aborde le brûlant sujet des migrations. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.
C’est dans l’urgence que le collectif s’est formé lors des manifestations contre la loi Travail et le mouvement Nuit debout, au printemps 2016. Avec l’envie de produire et de publier des images non illustratives, indépendamment du rythme de la presse quotidienne. « Nous ne sommes pas dans le commentaire. Nous ne sommes pas non plus des photographes de propagande. Nous sommes des photographes engagés, c’est-à-dire que nous dénonçons l’injustice sociale en revendiquant la proximité des sujets. Pour ce faire, nous réalisons des projets au long cours. Derrière les statistiques et les mots-clés, il y a des gens. Nous souhaitons replacer l’homme au cœur des problématiques sociétales. Nous pensons la revue comme un objet d’échange », explique Yann Levy, photographe autodidacte de 43 ans et fondateur de la revue tirée à 1 700 exemplaires par les éditions Libertalia. Dans ce collectif, on trouve aussi les photographes Valentina Camu, Valérie Dubois, Rose Lecat, Nnoman et Julien Pitinome.
© Valentina Camu
Documenter la réalité sociale
Après un premier numéro consacré aux mouvements sociaux, le collectif a élargi son horizon. « La manifestation n’est pas le seul outil de contestation, précise Yann Levy, à la lumière de la mobilisation des gilets jaunes. Avec ce second volume, nous faisons l’état de notre réflexion sur la société. » Cette constatation fait écho aux mots de Sébastien Calvet, directeur photo du site Lesjours.fr, une des personnes interviewées dans États d’urgence 2. « Il faut documenter la réalité sociale plutôt que la manifestation. Cette dernière n’est pas représentative d’une réalité sociale », ajoute le fondateur de la revue.
Pour ce second opus, les photographes du collectif ont donc travaillé sur le thème de la migration. Yann Levy rend compte de son séjour sur l’Aquarius, le bateau de sauvetage affrété par l’association SOS Méditerranée, immobilisé à Marseille après avoir sauvé 30 000 migrants depuis 2016. « La Méditerranée est devenue cet ogre avide des âmes en détresse. Elle ingurgite la misère du monde et vomit notre mauvaise conscience sur nos jolies côtes estivales. […] La Méditerranée est un cimetière. Va-t-elle devenir un enfer ? » Une chronique accompagne ses images glaçantes et rend compte des combats quotidiens de milliers de migrants. Valentina Camu et Rose Lecat se sont rendues à la frontière franco-italienne à la rencontre des exilés et des bénévoles. « À la nuit tombée, une dizaine de réfugiés tentent de traverser la frontière, prenant toujours plus de risques pour ne pas être attrapés par la police. Certains ont trouvé une paire de chaussures de randonnée ou d’après-skis à leur taille, d’autres partiront en baskets, avec de la neige jusqu’aux genoux pour une traversée des cols d’au moins sept heures. » Julien Pitinome photographie, quant à lui, l’après-Calais. Car le démantèlement de la « jungle » ne signifie pas la fin des réfugiés, et les pressions des autorités à leur égard persistent. « Nous souhaitons revaloriser les luttes et les personnes qui sont en rupture », confie Yann Levy.
© Rose Lecat
Urgences sociales, écologiques, politiques et économiques
Alors que les citoyens sont tous les jours abreuvés de catastrophes planétaires, de crises géopolitiques et d’événements sportifs mondiaux, le collectif se propose de décrypter la réalité, en dirigeant son regard sur une société en particulier : la France. Un pays aux multiples urgences, en témoigne le titre du support. « Si États d’urgence renvoie à la situation alarmante dans laquelle la société se trouve, il fait aussi référence aux urgences sociales, écologiques, politiques et économiques du pays », précise le photographe à l’origine du projet.
« Les calculs politiques, les théories sur l’appel d’air [selon lesquelles l’accueil et les aides aux migrants encourageraient les flux migratoires, ndlr] terminent d’achever celles et ceux qui ne veulent que fuir l’enfer, vivre en paix. Le seul appel d’air que l’on constate est celui de l’asphyxie, de la noyade. On meurt à nos frontières, et nous devrions rester étrangers à ces drames au risque d’être condamnés. Être étranger à l’humanité, être étranger à l’écologie, être étranger aux systèmes de solidarité, voilà l’injonction qui nous est faite ! Circulez, il n’y a rien à voir, rien à dire, rien à photographier », signe le collectif en préambule du deuxième volet de sa revue. Les photographes ne se réclament d’aucun parti politique, mais on les devine antisystème et profondément en empathie avec leur sujet. En rassemblant leurs travaux (et leurs convictions) en un même outil, les auteurs transforment le lecteur en témoin d’un pays laissé à la dérive. Un objet résolument politique qui légitime le rôle de la photographie sociale.
Cet article est à retrouver dans Fisheye #34, en kiosque, et disponible ici.
© Yann Levy
© à g. Valentina Camu, à d. Yann Levy
© Yann Levy
© Rose Lecat
Image d’ouverture : © Rose Lecat