Avec Aya, le duo de photographes Arguiñe Escandón et Yann Gross développe un récit complexe. Sur les pas d’un pionnier de la photographie amazonienne, ils fusionnent histoire et imaginaire et font le portrait d’un territoire aussi fascinant qu’intimidant.
« Nous nous sommes rencontrés en 2008, lors du festival Photo España, qui se déroulait à Madrid. Nous sommes restés en contact, et en 2016, suite à la découverte d’une étrange carte postale venue de l’Amazonie péruvienne datant du début du 20e siècle, nous avons eu envie de collaborer sur un nouveau projet »,
racontent Arguiñe Escandón et Yann Gross. Les deux photographes – respectivement espagnole et suisse – transcendent le réel à l’aide du 8e art. Inspirés par la psychologie, l’environnement et le monde imaginaire, tous deux assemblent des récits protéiformes et construisent des univers emprunts de réalisme magique.
C’est donc en Amazonie que les artistes ont réalisé Aya. Un ouvrage splendide et délicat, aux nombreuses notes et papiers volants. Au cœur de l’objet, les histoires se superposent, et la réalité s’estompe, au profit de l’intuition. « Sur la carte postale que nous avons trouvée apparaissait Charles Kroehle, un pionnier de la photographie amazonienne. Très peu d’ouvrages le mentionnent, alors qu’il a été le premier, avec son associé Georg Huebner, a réalisé un travail conséquent sur ce territoire. Les quelques biographies à son sujet étaient incohérentes et selon ces écrits, il aurait disparu dans la forêt, tué par une flèche tirée par un indigène », expliquent les auteurs.
Un récit sensoriel et intuitif
À la mort du photographe, ses images sont imprimées en masse sur des cartes postales du Pérou, et contribuent à la naissance d’un imaginaire amazonien, nourri par le contexte colonial. Une esthétique perdurant encore aujourd’hui. Fascinés, Arguiñe Escandón et Yann Gross se sont rendus au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac pour consulter les deux albums laissés par Kroehle et retracer son périple dans la jungle. Peu après, ils s’envolent en direction du Pérou, avides de retracer les pas de l’auteur-explorateur. Mais comment parvenir à capturer cet environnement avec un œil nouveau ? Comment effacer de nos esprits l’iconographie postcoloniale?
« “Aya” signifie “fantôme, esprit, défunt” en langue Kichwa (un dialecte amérindien, parlé essentiellement en Equateur, NDLR.). Dans la culture indigène, l’Aya est également l’esprit d’une personne décédée qui n’a pas eu droit à son rituel funéraire, et ne peut donc pas rejoindre le monde des morts », précisent les artistes. Guidés par l’âme de Kroehle, errant sur les rives amazoniennes, tous deux commencent à créer un récit sensoriel et intuitif, s’éloignant du documentaire et pénètrent dans un monde fantasmagorique, peuplé d’énigmes et de suppositions.
Révéler sa propre essence
Au cœur de la forêt, les plantes dominent, et une lumière particulière, semblable à aucune autre, éclaire l’action. Si l’humain est présent au cœur des images du duo, il n’est qu’un simple personnage, au même titre que les plantes, et les animaux. Au fil des pages, les êtres vivants se lient et s’attirent. Leur présence énigmatique jouant avec les perceptions du réel. Des apparitions spectrales, soulignées par les techniques d’impression atypiques utilisées par les artistes. « Nous souhaitions trouver un moyen de représenter le monde végétal au sein de l’ouvrage. Nous avons eu l’idée d’utiliser les propriétés photosensibles des plantes, puis nous avons photographié les lieux dans lesquels nous les avions collectées, et avions extrait leurs pigments. Afin que la forêt puisse se révéler par sa propre essence, nous avons réalisé des tirages organiques sur place, dans la jungle », confient-ils.
Hypnotique, Aya est un récit aux voix multiples. Trois histoires y cohabitent : la quête de Charles Koehle, le périple des photographes, un siècle plus tard, et la création organique. Les tirages photosensibles s’imbriquent dans les images sombres marquant la profondeur de la forêt. Les pages se savourent, et transcendent les époques pour faire le portrait d’un territoire intimidant, aussi sauvage qu’ensorcelant. Au cœur de cette nature luxuriante, abritant mille espèces et mille histoires, on se prend à espérer qu’elle survive à notre existence.
Aya, Éditions Editorial RM, 50 euros, 96 p.
© Arguiñe Escandón / Yann Gross