Des goodies à la chirurgie esthétique, du culte du corps au culturisme fou, nombre de photographes critiquent et ironisent sur les injonctions à la perfection véhiculées par la société, les médias et les réseaux sociaux. Cet article, rédigé par Carole Coen, est à retrouver dans notre dernier numéro.
Notre rapport au corps a-t-il changé ? Paradoxalement, à une époque où l’acceptation de soi est au goût du jour, nous n’avons jamais été autant exposés aux modèles à suivre, notamment à travers les réseaux sociaux. Et si les canons de beauté ont toujours existé, ils semblent aujourd’hui plus exigeants et plus faciles à atteindre, grâce aux innombrables blogs et autres tutos de beauté disponibles sur Internet, mais aussi à la chirurgie esthétique, devenue presque banale, voire incontournable dans certaines cultures. Jusqu’où sommes-nous prêts – et surtout prêtes – à aller pour approcher l’idéal, démultiplié à l’infini sur nos écrans?
Guerrières de la beauté
La photographe lettonne Evija Laivina a très justement intitulé l’une de ses séries Beauty Warriors : « guerrières de beauté ». Intriguée par la découverte, sur Internet, d’accessoires censés résoudre des problèmes esthétiques sans intervention chirurgicale, elle les achète tous. « J’ai été attirée par leur aspect visuel, et j’ai souhaité montrer les rapports entre ces objets et les femmes auxquelles ils sont destinés », explique-t-elle. Le résultat en est une galerie de portraits étonnants. Ces jeunes modèles, tous d’une beauté́ singulière, posent avec une certaine sophistication et regardent droit dans l’objectif, la tête haute – nonobstant le curieux bout de plastique ou de tissu qui les affuble. Drôle ? Oui, jusqu’à la lecture de la légende, consternante : « Smile trainer », entraineur de sourire. Sérieusement? « Pour réussir, nous devons être parfaits et avoir l’air parfait. Notre culture est obsédée par la jeunesse, et les femmes sont prêtes à dépenser de l’argent, de l’énergie et du temps pour correspondre à leur idéal, même si les produits sont parfois ridicules et souvent inefficaces. C’est une lutte quotidienne qui n’a pas de fin », commente Evija Laivina.
Beauty Warriors © Evija Laivina
À l’autre bout du monde, en Corée du Sud, cette lutte passe d’abord par le bloc opératoire. « L’une des femmes que j’ai photographiées a subi seize opérations esthétiques en six mois », raconte Ji Yeo, auteure d’un travail saisissant, Beauty Recovery Room. Elle-même tentée par le procédé dès l’adolescence, elle a plutôt choisi – pour l’instant – de le montrer. Ce qui ressort d’abord de ces images de visages boursouflés et de corps emmaillotés est un mélange de douleur et… la solitude. « Oui, c’est le cœur même du sujet, confirme la photographe. Je voulais faire apparaitre le coût physique de la pression sociale en Corée. Les bleus, les cicatrices, les anesthésies générales successives, tout cela est devenu banal, normal. » Comme des poupées cassées, ces jeunes femmes vivent leur convalescence seules, cloitrées dans une chambre d’hôtel. « Ce travail reflète aussi ce que je suis moi, dans mon désir d’un corps parfait [voir sa performance Draw on Me, réalisée en 2011, ndlr]. D’ailleurs, je n’ai pas totalement renoncé à la chirurgie esthétique », confie volontiers Ji Yeo. Ces portraits sont moins ceux de femmes que ceux d’une société qui nie les aspirations individuelles pour ériger un modèle collectif de perfection, un fantasme esthétique.
Beauty Recovery Room © Ji Yeo
Contrôler la chair
Les femmes et les hommes de la série Bodybuilders, de l’Autrichien Daniel Gebhart de Koekkoek, ont du fantasme à revendre, eux qui consacrent leur temps à donner corps au leur : incarner des super-héros, et défier le temps et ses ravages en prenant le contrôle de leurs chairs. Le photographe s’étant vu refuser son accréditation aux championnats du monde 2014 à Vienne, il a réussi à entrer en se glissant dans les coulisses. Devant son objectif, celles et ceux qui vont s’affronter font montre d’une complicité surprenante, notamment en s’enduisant mutuellement d’une crème bronzante pour accentuer les volumes de leurs muscles. « Mon appareil photo est un précieux sésame pour pénétrer dans des mondes secrets – et ce fut le cas avec celui des bodybuilders. J’ai voulu montrer leur camaraderie, leur solidarité, et leur plaisir de concourir », précise l’auteur. Photographiant au flash pour faire ressortir leur aspect « 3D », Daniel Gebhart de Koekkoek nous livre, en dévoilant certains de ses secrets, une version à la fois magnifiée et démystifiée de cette énigmatique tribu – un écho à notre regard mi- fasciné mi- horrifié sur cette transgression esthétique.
Bodybuilders © Daniel Gebhart de Koekkoek
Twice into the stream © Meltem Isik
Beauty Recovery Room © Ji Yeo
Image de couverture : © Ji Yeo
L’intégralité de cet article est à retrouver dans Fisheye #29, en kiosque et disponible ici.