Le confinement provoqué par la pandémie du Covid-19 a donné lieu à des situations surréalistes, notamment dans les villes qui ont pris des allures fantomatiques. Le photographe Fred Stucin a arpenté les rues de la capitale, transformant l’espace public en scènes étranges et énigmatiques. Un formidable décor dans lequel l’écrivain Didier Daeninckx a imaginé pour Fisheye une fiction originale. Cet article est à retrouver dans Fisheye #42.
Sans Contact
Je regardais le neuvième épisode de la saison 3 de Breaking Bad, celui où Hank, le flic de la DEA, prend sa dose de balles tout en tuant les deux jumeaux autistes, quand un gardien masqué avait ouvert la porte de la cellule. Je faisais partie des 10 000 détenus dont l’administration pénitentiaire, épouvantée par la menace de propagation du virus dans ses pourrissoirs, avait décidé de se débarrasser. Une ristourne d’un an sur les huit auxquels j’avais été condamné pour le braquage nerveux de la recette des manèges de la Foire du Trône. Les preuves manquaient, j’ai toujours été consciencieux, mais j’avais quand même pris le maximum en raison de mes antécédents.
Je me suis retrouvé dans la rue déserte, la porte de fer dans le dos, mon baluchon sous le bras. Je me suis dirigé vers la gare d’où aucun train ne partait plus, avant de pousser jusqu’à la bretelle d’autoroute que verrouillait une escouade de gendarmes. Un convoi d’ambulances est passé en contrebas dans la lueur bleutée des gyrophares et les cris des sirènes. Je me suis rabattu sur la nationale où un motard habitué des itinéraires furtifs m’a fait partager la selle de sa Yamaha Tracer. Trois heures plus tard, il m’a largué devant l’Olympia au fronton barré de lettres rouges qui composaient le slogan du moment: « Restez chez vous. » Les entrées du métro grillagées, les taxis évanouis, j’ai poussé à pied vers la gare de l’Est dans l’espoir de retrouver Georgette.
Avant les geôles, j’avais vécu quelques mois à la lueur de ses yeux. Je marchais, tandis que peu à peu le soleil déclinait. Chacun de mes pas l’effaçait. Les trois ou quatre personnes que j’avais croisées lors de ce périple avaient fait un écart à mon approche, comme si elles étaient conscientes des pouvoirs que je détenais. Pas un bruit, pas un son, pas une déchirure de l’air à l’approche du quartier des deux gares, ni dans la salle des pas perdus des voyageurs absents. Elle habitait rue de l’Aqueduc, près du pont jeté au-dessus du faisceau des voies, un immeuble en biseau à la façade aveugle. On s’était débarrassé sur le trottoir d’une baignoire dans laquelle un hygiéniste urbain avait tagué « Lavons-nous ». Du blanc d’Espagne recouvrait la devanture du bar où nous avions nos habitudes. Dépourvu du code d’accès, j’ai profité qu’un voisin sorte soulager la vessie de son chien pour me faufiler dans le couloir, poursuivi par son regard soupçonneux. J’avais frappé à la porte de Georgette, insisté, sans qu’elle se manifeste. C’est la voisine de gauche qui a entrouvert sa porte et pointé le bout de son masque. Elle avait eu le temps de me dire que Georgette avait fui la capitale au milieu du mois de mars, comme des centaines de milliers d’autres Parisiens, avant que son mari ne revienne de la promenade urineuse du cabot et ne lui intime l’ordre de rentrer d’un froncement des sourcils.
Les hôtels affichaient vide, tout comme les restaurants. Un type en salopette nettoyait la carrosserie d’une voiture stationnée sous un arbre et recouverte de fiente d’oiseaux. J’ai acheté du jambon sous cellophane, des chips et une 8.6 dans une des rares supérettes ouvertes. J’ai relevé un Vélib abandonné, et je suis allé avaler mon premier repas d’homme libre devant la pyramide du Louvre que protégeait un collier de barrières Vauban. Sans foi ni loi et là sans feu ni lieu, j’ai passé la nuit à sillonner ce Paris dont j’étais séparé, parcourant ses rues comme autant de rides, sentant le souffle de sa respiration sur ma peau, redécouvrant la violence de sa sensualité en passant devant le Paradis Latin, à ce moment particulier de l’histoire où le contact humain était devenu danger mortel, depuis la poignée de main ou la claque sur l’épaule jusqu’au baiser ou la caresse amoureuse. J’ai pris les quais jusqu’à la tour Eiffel qui est un jouet lorsque l’on grimpe dessus, une architecture quand on se plante devant elle, un symbole lorsque l’on prend du recul et un mythe lorsqu’elle disparaît du regard.
Plus loin, un type en short, musculeux, s’est défait de son seul vêtement pour faire offrande au monde de sa nudité érectile. D’un commun accord, on a respecté la distanciation sociale. J’ai pédalé jusqu’à la porte Dorée pour trouver l’obscurité totale du bois de Vincennes. Le vent bruissait dans les arbres et je me suis arrêté à la hauteur du zoo d’où montaient les gémissements des encagés. L’allée menant à la Foire du Trône était symboliquement rendue inaccessible par un ruban de plastique tendu entre deux poteaux. J’ai parcouru une allée secondaire sur quelques centaines de mètres, dans les bois, pour rejoindre la fourgonnette dans laquelle Georgette exerçait ses talents. J’ai pilé devant le spectacle qui s’offrait à mes yeux.
La camionnette n’était plus qu’une carcasse noircie, de la tôle distordue par l’incendie. J’ai jeté le Vélib sur le bas-côté et je me suis approché. J’ai tiré vers moi la porte du conducteur, passé le haut du corps dans l’habitacle et soulevé le siège. J’ai ouvert la petite trappe ménagée dans le plancher du véhicule et tenté de prendre la pochette qui y était dissimulée. Les billets se sont réduits en cendres entre mes doigts. Et c’est au moment où je saisissais le pistolet automatique que j’avais brandi lors de l’attaque de la Foire du Trône que les flics ont fait irruption. Ils m’ont remis dans ma cellule. La porte s’est refermée dans un bruit de ferraille. Je me suis retrouvé vraiment seul, sans la solitude des autres. Je me suis allongé sur le matelas pisseux. J’ai appuyé sur la télécommande et j’ai repris la saison 3 de Breaking Bad là où je l’avais laissée.
© Frédéric Stucin